Dès l’introduction de son nouvel essai, l’ethnologue Charles Stépanoff insiste sur le fait qu’il existe deux sortes de chamanismes. Bien que leurs finalités soient très voisines, leurs rituels s’opposent en tout. En effet, il y a d’un côté : la tente sombre et de l’autre côté : la tente claire. Ces rites ne sont pas pratiqués par les mêmes peuples, sauf quelques rares cas isolés. Pour l’essentiel l’auteur porte son étude de l’Oural à l’ouest jusqu’au Kamtchatka à l’est, du cercle polaire au nord jusqu’au sud de la Mongolie.
La pratique de la tente sombre se déroule de nuit, dans un lieu clos et relativement restreint. Le chamane est ligoté ou non, mais surtout les participants sont situés à sa périphérie pendant tout le déroulement. Ils n’ont donc accès qu’aux manifestations vocales de l’initié et à son récit, après la cérémonie ; notamment celui du voyage cosmique. « Le cœur de la scène, nous disent les Khant, un peuple de l’Oural, […] c’est la rencontre entre les participants humains et des esprits zoomorphes» afin de mieux pister les animaux au cours des prochaines chasses par exemple. Chose importante, les participants, bien qu’extérieurs à ce qui se passe, peuvent poser des questions en direct et reçoivent réponse des esprits par l’intermédiaire du chamane.
C’est ce que les anthropologues appellent le chamanisme « hétérarchique » qui tolère la flexibilité des positions des participants y compris celle du chamane. L’exemple extrême de ce phénomène nous est donné par le peuple Chukch où chacun se vit chamane. Seul le degré de pouvoir plus ou moins haut des individus les différencie.
Quant à la tente claire, elle se pratique surtout chez les peuples altaïques (Tatars, Iakoutes, Toungouses) qui remontèrent du sud pour occuper les territoires plus au nord au cours du dernier millénaire. La cérémonie, elle, se déroule toujours à la lumière (du jour ou du feu). Elle est orchestrée par le chamane en grand costume cérémoniel, avec tambour et guimbarde, au milieu même des non-initiés. Ici aussi, le but est soit d’accéder à la subjectivité des animaux soit de ramener l’âme d’un malade en train d’errer vers le monde des morts ou bien encore de rejeter un esprit malfaisant.
Ce mode chamanique est nommé « hiérarchique » parce qu’il trace une frontière intrinsèque entre le spécialiste et les profanes.
Tout un monde que l’Occident a perdu en se privant de la liberté d’intervenir dans les représentations de son imagination, les laissant à l’art. On est ainsi passé de l’imagination « agentive » : le sujet est l’action même à une imagination « contemplative » : le sujet est passif.
Un ouvrage d’une qualité d’analyse et d’un savoir encyclopédiques et paradoxalement, d’une facilité de lecture qui nous ramène à la réalité des éléments les plus simples mais essentiels de la vie.
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
Voyager dans l’invisible, techniques chamaniques de l’imagination, Charles Stépanoff, préface de Philippe Descola, 468 p., 23€, collection Les empêcheurs de penser en rond, éd. La Découverte. En librairie depuis le 29 08 2019.