United Red Army de Koji Wakamatsu

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“United Red Army” n’est pas un film politique, mais un film sociologique. Il ne parle pas d’une idéologie, mais du service d’une idéologie. Pas du pourquoi, mais du comment. Pas du but, mais de la manière. Le film a une thématique : le fanatisme, l’extrémisme (et à terme le terrorisme). Sa grande force est d’en traiter toutes les facettes, de l’aborder intégralement, en se consacrant entièrement à l’étude de celui-ci.

Pourtant, la première partie, qui raconte, images d’archives à l’appui, la montée du mouvement d’extrême gauche au Japon à la fin des années 60, ne parle pas de fanatisme. Elle semble a priori avoir plutôt une valeur informative : elle recadre le récit dans le contexte historique.
Une entrée en matière soit dit en passant très bien faite, rythmée (notamment grâce à l’excellente musique de Jim O’Rourke), alternant parfaitement images originales et passages fictionnels. Mais surtout, cette partie est ancrée dans le réel. Les protagonistes sont au contact du monde. On voit du bouillonnement partisan et de l’action politique concrète, que ce soit par des réflexions sur les buts à atteindre, des grands discours sur le capitalisme, des manifestations, des affrontements avec la police, etc. Les images d’archives viennent bien sûr renforcer cet aspect réel, et dans cette partie, Wakamatsu semble nous dire : voilà ce qu’est la vraie lutte. Car tout son propos va être de différencier l’extrémisme de la lutte politique, le premier venant saboter cette dernière et la desservir. Pour délivrer son message, le film va constamment faire écho, de façon souvent dissonante, à cette première partie.

La suite du film place les personnages dans une retraite perdue dans les montagnes, isolée de tout. Wakamatsu va progressivement les enfermer dans un monde coupé de la réalité, qui fonctionne en circuit fermé, au fur et à mesure qu’ils s’enfoncent dans l’extrémisme. A la lutte concrète, dans la rue, dans les universités, au contact de la réalité, va succéder l’isolement, le retranchement. Celui-ci va être progressif : tout d’abord, un isolement dans les paysages de montagne, loin de la vie urbaine où se joue l’action politique. A cet instant du film, si nos révolutionnaires sont coupés du monde, on assiste tout de même encore à de nombreuses scènes d’extérieurs.
Une étape est franchie, et l’isolement se fait plus étouffant, lorsque le groupe se retranche dans un chalet dont ils ne sortiront quasiment plus. Pendant près d’une heure, toutes les scènes ou presque se déroulent dans cet intérieur obscur et sale, dans une atmosphère de promiscuité. Le noyau dur des révolutionnaires se retrouve ici, et métaphoriquement, ce chalet représente l’âme du mouvement (ou de ce qu’il croit être leur mouvement), une sorte de sanctuaire (un des membres se reproche d’ailleurs d’avoir souillé le lieu par son attitude). Ils sont coupés du monde, au sens propre comme au figuré, comme si tout ce qui était au delà des murs du chalet était un danger ou un ennemi.

C’est entre ces murs que va avoir lieu le “reconditionnement”. C’est dans cette nouvelle matrice que va se façonner le groupe, en abrutissant et en aliénant ses membres, en les fanatisant à l’extrême, et en éliminant les plus faibles. On oublie pourquoi on se prépare, seul compte la discipline, et son bras armé la sacro-sainte auto-critique. Au départ volontaire, elle va ensuite être “motivée” par de véritables tortures physiques : tabassage, privation de nourriture… et la crainte d’y être soumis demeure constamment présente.

Après cette période de gestation, nouvelle naissance : arrivé à maturation, le groupe ressort à la lumière, prêt à accomplir son devoir. Symbole de ce nouvel état d’esprit, du lavage de cerveau opéré, et donc de la totale déconnection entre la réalité et les valeurs du groupe : ils ressortent dans un paysage enneigé, intégralement blanc, immaculé, sans aucune trace, mais surtout sans repère. Cette déconnection du réel, cet enfermement dans la logique du fanatisme, va se retrouver jusque dans la prise d’otages, où jamais, jusqu’à l’assaut final, on ne verra les forces de l’ordre, les médias, les personnes présentes autour de l’auberge. On est constamment à l’intérieur, en compagnie des cinq membres de l’URA. Après la neige, c’est l’eau et la fumée utilisées par la police, éléments à la fois intangibles et opaques, qui viennent symboliser l’enfermement dans leur bulle de ces jeunes gens.

Les choix de mise en scène de Wakamatsu illustrent parfaitement son message : s’il est favorable à l’agitation politique, il rejette tout extrémisme, synonyme de repli sur soi et perception biaisée de la réalité.

Cette plongée dans le fanatisme nous est d’ailleurs décrite par le réalisateur comme la voie de l’échec. Rapidement, on constate que le but même du mouvement est oublié. A l’idéal révolutionnaire succède l’impératif de créer des soldats parfaits et le souci de respecter, tout le temps, la discipline du mouvement. Toute l’action politique et revendicative de la première partie brille ici par son absence, et il est symptomatique de constater que, aux quelques discours anti-capitalistes présents dans la partie documentaire, succèdent ici des discours sur « comment être un bon révolutionnaire/communiste ». Des discours sur le moyen remplacent ceux sur l’idéal, et le moyen devient progressivement l’idéal. Le mouvement commence ainsi à tourner en rond. En oubliant sa raison d’être, il se met à fonctionner en vase clos, et devient stérile.

Forcément, il paraît difficile de changer la société depuis un chalet perdu en montagne…
Créer une unité militaire au service de la cause, certes… mais pourquoi ? Dans quel but ? Contre qui ? L’ennemi, les fameux “dominants” ne sont jamais montrés. Ils ne semblent exister que dans l’esprit et dans la bouche des membres de l’URA, comme pour souligner une fois de plus leur délire auto-alimenté. Jamais le rôle de cette phalange militaire en gestation n’est évoqué. La créer devient une fin en soi. On est au stade de la lutte pour la lutte, et non pour un idéal.

Une fois encore, la construction du film vient servir le propos : alors que la première partie est objective et rapporte des faits réels, le reste du métrage verse dans la fiction, Wakamatsu portant alors un regard subjectif sur ses personnages. Le réalisateur ne va pas hésiter, pour faire passer son message, à les décrédibiliser, une fois ceux-ci enfermés dans leur logique.

Parlons tout d’abord de cette fameuse armée. Une armée composée de… vingt soldats… Lorsque les cinq preneurs d’otages (vingt ans de moyenne d’âge et à ce moment précis sales, fatigués, aux abois) se présentent à l’aubergiste comme un groupe armé au service de la révolution, on a du mal à les prendre au sérieux !
Leur entraînement militaire est tout aussi risible. Courir avec un fusil, ramper dans les herbes, dévaler les pentes d’une forêt en chantant des champs partisans, n’est pas la meilleure des préparations à la guerre. La palme va à cette scène où les participants s’entraînent au tir… sans tirer, sans cartouche, en mimant le bruit de la détonation avec leur bouche.
De même, lors du final, les mères des preneurs d’otages prennent tour à tour la parole pour demander à leurs fils de se rendre. Dans le ton adopté, on a plus l’impression qu’elles s’adressent à des rejetons en pleine crise d’adolescence qui ont fait une bêtise pour se faire remarquer, qu’à des apôtres d’un ordre nouveau.
Le fonctionnement interne du groupe est tout aussi ridicule, avec le recours incessant, répétitif, et finalement caricatural à l’auto-critique, pour des motifs de plus en plus futiles. Là encore, la scène de la prise d’otages illustre parfaitement le ridicule d’une logique poussée à l’extrême. Alors que la police s’apprête à donner l’assaut, un des protagonistes en surprend un autre en train de manger un biscuit. Fondu au noir, et dans la scène suivante, il exige que le fautif fasse son auto-critique, pour avoir mangé plus que sa ration, présentant cet acte comme une trahison vis-à-vis de ses camarades. Le fautif s’exécutera, non sans ironie (mais est-elle volontaire ?) pour avoir « grignoté pendant l’assaut ». On constate ici une disproportion, récurrente dans le film, entre la réalité des faits et la façon dont le réalisateur nous présente les soldats de l’URA, enfermés dans leur monde.

Finalement, ces soldats se prenant incroyablement au sérieux nous sont montrés comme des grands enfants névrosés et perdus dans un engrenage de fanatisme et de conditionnement.
Mais du ridicule, on passe vite au dramatique.

Car ce qui apparaît risible au spectateur extérieur est pour les protagonistes d’une implacable logique, au nom de laquelle tout est permis. Wakamatsu décortique alors de l’intérieur le phénomène de fanatisation. Au fur et à mesure qu’il s’enferme dans sa logique, le groupe va se muer en véritable secte poussant jusqu’à l’excès ses principes. Tout le passage dans le chalet lorgne d’ailleurs fortement du côté du cinéma d’exploitation voire du pinku eiga (dont le réalisateur est issu) avec une atmosphère à la lisière du fantastique. Le chalet prend des allures de temple, les membres de l’URA semblent être autant d’adeptes réunis autour des deux gourous psychotiques (les deux leaders de l’URA), condamnant selon leurs propres lois les infidèles ayant soi-disant trahi le dogme révolutionnaire, et se livrant à la torture, physique comme morale.
Les leaders sont persuadés de leur bon droit, leurs bras droits les suivent aveuglément, et ceux qui hésitent sont soit éliminés, soit “reconditionnés”.
Entre les murs du chalet, c’est un véritable lavage de cerveau, basé sur la terreur et la répétition (ce passage est d’ailleurs volontairement lent et répétitif), qui s’opère. A la sortie du chalet, tous les membres restant sont parfaitement imprégnés de logique fanatique. Jamais, même lors de la prise d’otages, celle-ci ne sera remise en cause. On aurait pu s’attendre à ce que, confronté à la gravité de leurs actes, certains membres reviennent sur terre, réalisent combien ils se sont “auto-manipulés” et disent stop. Mais au contraire, même en plein assaut de la police, la discipline du groupe demeure (cf la scène d’auto-critique évoquée précédemment).

La seule remise en cause viendra d’un adolescent de seize ans, qui avait été ramené au sein du groupe par son frère aîné, et qui reprochera aux quatre autres membres de n’avoir jamais fait preuve de courage. Ils en sembleront ébranlés et (comme par hasard) la scène suivante sera celle de l’assaut réussi de la police. Retour brutal à la réalité.

Pourtant, à deux reprises, les bases de la logique du groupe nous sont montrées comme, au mieux, fragiles, au pire, hypocrites.
Tout d’abord, lorsque les preneurs d’otages allument la télé de l’auberge, ils découvrent que Mao vient de rencontrer le président américain. Un événement qu’ils croyaient impossible, inenvisageable, s’est réalisé. Pendant qu’ils ressassaient leur dogme révolutionnaire, le monde a changé sans eux.
Plus grave : l’hypocrisie de ce système autoritaire obéissant à un chef tout puissant est démontrée lorsque les deux leaders s’offrent une nuit à l’hôtel (quand on sait que manger un biscuit de plus que son camarade est une trahison…). Après qu’ils aient couché ensemble, la femme expliquera à son petit ami, membre lui aussi de l’URA, qu’il est mieux, au nom de leur combat révolutionnaire, qu’elle le quitte pour le co-leader… Ou comment manipuler les règles dans son intérêt personnel, et alors qu’il ne fait nul doute qu’un simple soldat, dans le même cas, aurait été soumis à l’auto-critique.

Dramatique est aussi le fait que les pratiques et la logique ayant cours dans le film ne sont pas des inventions du réalisateur, mais ont bel et bien existé. L’auto-critique était courante dans de nombreux mouvements révolutionnaires d’extrême gauche, et l’élimination de camarades n’est pas sans rappeler les purges staliniennes, qui visaient à se débarrasser notamment des révolutionnaires de la première heure (d’ailleurs, dans le film, les deux membres reconnaissant avoir convoité la place du chef sont condamnés à mort, et non à l’auto-critique comme les autres).

Dramatique, aussi, de constater que même si la logique qui les motive est totalement corrompue, les actes de l’URA ne sont pas anodins, et ont des répercussions réelles, sur ses membres comme sur autrui.

Sur le groupe tout d’abord car le mouvement s’auto-détruit, se dévore de l’intérieur, en oubliant ses idéaux et sa finalité d’une part, mais aussi en supprimant physiquement ses propres membres. C’est ainsi aussi bien l’esprit que le corps du mouvement qui est mutilé.

Sur autrui, (sûrement ce qui fait peut-être le plus froid dans le dos) en constatant les conséquences des actes de l’URA (et la question devient alors, de façon plus générale : comment le terrorisme peut-il servir une cause ?). Juste avant le générique de fin, le film détaille en effet certaines actions marquantes de l’URA, images d’archives à l’appui (on revient au réel). Où l’on constate jusqu’où peut mener la logique terroriste poussée dans ses derniers retranchements, et surtout, une nouvelle fois, la disproportion apparente entre la façon dont nous sont présentés ces jeunes gens et l’impact de leurs actes.
Pendant tout le film, on les a vus comme des grands enfants jouant à la guerre, vivant dans leur bulle, selon leurs règles. Ils nous sont présentés comme tellement coupés du monde et des réalités, qu’ils ne semblent pas pouvoir avoir prise sur celles-ci. L’image de l’explosion d’un avion nous ramène brutalement à la réalité.

Est dramatique, enfin, la façon dont la vraie lutte politique, évoquée dans la première partie, est bafouée. Comme on l’a dit, à partir du moment où il se fanatise, le mouvement devient inefficace et stérile. Mais en plus, cette fanatisation tue la vraie lutte, de l’intérieur comme de l’extérieur.

De l’extérieur, car (et c’est là un fait historique) l’action de l’URA et la prise d’otage d’Asama Sanso ont traumatisé l’opinion japonaise, jetant pour longtemps le discrédit sur la gauche.

De l’intérieur car, en sacrifiant certains de ses membres, ce sont de vrais partisans qui disparaissent, des gens qui s’étaient à la base engagés au nom d’un idéal. Ainsi, à plusieurs reprises lorsque meurent des membres, nous sont rappelés leur passé et leur engagement : un tel était un des fondateurs du mouvement, tel autre s’était mobilisé dès les premières heures, un autre avait quitté son emploi pour rejoindre le groupe avec sa femme et son bébé, versant sa prime de licenciement au mouvement. Ils défendaient sincèrement des idéaux, mais vont disparaître misérablement, broyés par la machine qu’est devenu l’appareil censé mener la lutte. Une scène, montrant un des personnages se regardant dans un miroir après s’être roué le visage de coups, est dans cette optique lourde de sens.
Ce sacrifice de partisans dévoués est d’autant plus dramatique et écoeurant que le leader qui règne en maître absolu avait lui abandonné la lutte pendant de longs mois avant de supplier qu’on le reprenne…
Il est à noter que pour nous rappeler l’engagement passé des victimes, Wakamatsu utilise à nouveau la voix off que l’on avait entendu nous raconter les événements des années 60 et 70 pendant toute la première partie… sûrement pas anodin… Pas anodin non plus que dans cette première partie descriptive et illustratrice de “la vraie lutte”, on ne voit quasiment aucun des protagonistes de la suite (et surtout aucun des leaders), et qu’à l’inverse, les leaders que l’on y suit ne seront pas présents dans la phase “extrémiste”.

Wakamatsu est connu pour être un cinéaste engagé. Il a en outre vécu l’époque décrite dans le film. Son propos n’en est que plus intéressant et pertinent. En se demandant comment la défense d’un idéal à l’origine louable, peut se transformer en fiasco, et même se retourner contre les idéaux défendus, il analyse avec une exhaustivité rare le phénomène de l’extrémisme. Qui plus est, cette analyse se fait toujours par le prisme cinématographique, avec une construction du film entièrement destinée à servir le propos.
Est-ce dû à sa durée, sa complexité, son rythme, toujours est-il que United Red Army est un film difficile à saisir, auquel on prend presque plus de plaisir à réfléchir après que pendant la projection. Mais pour qui décide de se lancer, c’est indéniablement une grande expérience de cinéma.

Benjamin Leroy
mai 2009

Date de sortie française : 06/05/2009

Acteurs : Akie Namiki, Go Jibiki, Anri Ban, Arata

Pays : Japon

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