Paris, 3 heures du matin, une nuit d’un été indien en octobre. Quelque part au sud de l’église Saint Paul souffle un vent frais.
C’est la Nuit Blanche 2010. On vient de traverser les masses humaines attirées par les installations qui décorent pendant quelques heures Chatelet, l’Hôtel de Ville, l’église Saint Eustache. Paris est jeune, belle, transpire la Vie ce soir.
En arrivant dans ce quartier, monument du passé, on se sent accueilli à la fois par les souvenirs et l’avenir de la capitale à travers les apparitions de l’art contemporain et les traces de l’époque médiévale. Moins de chasseurs d’événements et de sensations nocturnes sont arrivés jusqu’à ce coin de la Rive Droite. Apaisés, nous nous lançons dans une nouvelle recherche de surprises en suivant le labyrinthe de bâtiments éclairés par la lumière bleutée et jaunâtre de la nuit.
Des bruitages se distinguent de plus en plus nettement et, en se rapprochant de leur source, nous commençons à croiser des confrères noctambules. Dans un coin derrière nous des images immenses s’imposent dans cet espace urbain privé de toute autre présence remarquable.
Le vide est en fait le théâtre le plus cohérent pour l’installation que Yuka Toyoshima nous propose dans les jardins de Saint Paul. Car c’est un vide imprégné de mémoire : l’enceinte de Philippe Auguste, une pièce héritée de l’époque médiévale qui pour l’artiste japonaise devient un écran et une feuille vierge pour accueillir ses idées. Sur les pierres s’étale un triptyque d’images animées dont les deux cadres latéraux présentent en plan fixe des chutes d’eau tandis que dans le plan central se déroule ce qui s’avère le fil narratif. S’enchaînent des scènes de danse, de parties de football, de paysages urbains et de la nature qui nous offrent des chemins à prendre pour déchiffrer ce qui pour l’instant demeure une énigme.
Les trois vidéos qui se succèdent, toujours encadrées par cette eau dégoulinante, ont été produites durant les dix dernières années. Différents propos se sont ainsi introduits lors de l’évolution de leur auteur, mais un thème se retrouve dans les trois : une histoire empruntée du théâtre No. Plongé dans cet imaginaire très plastique et fragmenté, on a du mal à faire ce lien immédiatement. C’est la force du visuel qui s’impose, c’est aussi la passivité dans laquelle l’heure et le lieu nous plongent qui appelle plutôt le sensoriel que l’intellect pour percevoir ce qui nous entoure. Mais les figures, les mouvements, l’agressivité et la paix qui s’ensuivent ne laissent pas le spectateur dans la paresse d’un simple plaisir visuel, et ces éléments commencent à entrer en relation avec les autres images, avec les autres vidéos, avec le lieu, avec nous.
« Tout spectateur peut faire son interprétation personnelle sans rien connaître du concept que j’y ai introduit à l’origine », dit Yuka Toyoshima. Le processus de création est pour elle un passage, dont le travail final ne doit pas forcément garder le souvenir. Il donne une nouvelle vie à la forme artistique qui a poussé l’artiste à créer.
Comme précisé précédemment les trois vidéos sont inspirées de trois pièces de théâtre No. Des danseurs ont ensuite été invités à se placer dans des rôles et traduire leur interprétation devant le regard de Toyoshima et sa caméra. Si vous savez ça, c’est déjà trop. Des visages, des pieds, des silhouettes humaines, tous ont été dotés d’un sens nouveau, malléable et inconstant. C’est l’image transparente dont on est le public qui le prouve : sur ces pierres, sous leurs ombres, les prises de vues réelles paraissent des dessins sur aquarelle.
Privés de la possibilité d’assister au récit originel nous nous amusons à écrire nous-mêmes les histoires, trouver les fantômes et sympathiser avec leurs victimes. Ou essayer de lire au-delà de la narration et choisir de contempler l’eau qui coule dans une intemporalité et un espace communs avec des séquences de japonais dans le Tokyo d’il y a dix ans. Ou simplement nous mettre à l’écoute des principes philosophiques, existentiels de la méditation, de la nature et de l’esprit. Sous le clair de lune, la tradition asiatique et son interprétation par l’art de la danse, du son et de l’image, imprimés sur les murs d’un Paris inexistant, rentre en une résonance plus intime et directe que jamais avec tous nos sens.
Toute œuvre se sert d’un matériau, se place dans un contexte et devant un public. Et dans cette nuit blanche d’octobre, les trois vidéos de Toyoshima, voyageant dans le temps, dans l’espace entre Paris et Tokyo, arrivent à nous en 2010 dans le 4e arrondissement de Paris. Il ne peut pas y exister une occasion plus séduisante pour se laisser emmener ailleurs dans une dimension immatérielle, hybride d’identités et idées.
Alexandra Bobolina
Octobre 2010, Paris
Crédit photo : Déborah Lesage/Mairie de Paris
Pays : France