Singaprédateur : une société mangeuse de travailleurs précaires (2e partie)

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# Images de la maid : clichés au cinéma et à la télé

Si “No Day Off” s’efforce d’éviter les clichés sans pour autant en être dénué, il faut reconnaître que, pour la première fois dans le cinéma singapourien, une maid y a une place centrale et une personnalité un peu développée. Nombreux ont été les gens à critiquer le personnage de Siti, mais personne ne semble vouloir porter un regard critique plus vaste, sur l’ensemble des personnages-archétypes simplets de maids montrés sur le petit et le grand écran. Seuls des réalisateurs subtils et très en marge, comme l’ami Djinn (réalisateur de “Perth”, le meilleur film singapourien de tous les temps, et 4 prix à Lyon), ont la sagacité de s’intéresser au personnage de la maid en tant qu’être humain à la psychologie complexe. Partout sur les écrans grand public, la maid est une potiche.
Le cinéma récent singapourien a largement négligé les personnages de maids. Dans les blockbusters ultra-commerciaux et souvent simplets de Jack Neo, les maids sont soit absentes, soit muettes, comme dans “I Not Stupid” (2002), son film le plus réussi et le plus grinçant. Dans ce film, la maid de la famille de riches parvenus apparaît quelques minutes à l’écran pour servir le petit-déjeuner, mais elle est citée indirectement, comme reflet de l’abrutissante existence des personnages. “Pourquoi tu beurres ta tartine ? Il y a la maid pour ça, voyons ! ” sermonne la mère possessive et castratrice à sa fille. Ici, la référence à la maid illustre le constat caustique de Jack Neo sur cette génération de parvenus gâtés et incapables de faire quelque chose de leurs dix doigts, par opposition un peu manichéenne et simpliste avec les enfants pauvres, habitués à aider leurs parents dans les tâches ménagères. Cette anecdote m’en rappelle une autre, réelle, survenue à l’Alliance Française, lorsque je donnais un cours dans une classe de pré-adolescents, âgés d’une douzaine d’années. Un garçon avait ses lacets défaits et s’avérait incapable de les renouer correctement. Piteusement, il avoua que c’était la maid qui lui faisait ses lacets. Hormis deux enfants issus des classes moyennes et populaires qui se moquèrent ouvertement mais furent les seuls à proposer leur aide, les autres, fils et filles de riches, s’abstinrent de commentaires et, à la façon dont ils regardaient le sol d’un air gêné, je pouvais deviner que bon nombre d’entre-eux ne savaient pas faire leurs lacets. Dans une autre classe d’adolescents tous issus de familles aisés, lorsque je demandai qui avait déjà cuisiné ou fait la vaisselle, un éclat de rire général me répondit : ” Hein ? Pas moi… Pourquoi faire ? C’est un boulot pour la maid ! “
Seul un film récent donne un (tout) petit rôle à une maid et se permet en outre un regard critique sur les riches employeurs. Il s’agit de “Singapore Dreaming” (présenté” à Lyon en 2006). Dans ce film, la femme du patron d’une des principales protagonistes fait venir de toute urgence chez elle l’héroïne, enceinte et surmenée, pour épancher son fiel sur elle. La maid de cette garce de luxe est partie en emportant de l’argent et des objets et en laissant l’appartement en désordre. “On leur donne tout, on se montre gentille avec elles – et voilà comment elles nous remercient ! Croyez-moi, on ne peut pas leur faire confiance ! ” grince-t-elle. Sans sourciller, elle ordonne alors à la pauvre héroïne de nettoyer l’appartement et la couvre d’insultes, laissant deviner le peu d’humanité dont elle a pu faire preuve avec sa maid et le mépris qu’elle voue à tous les gens qui ne sont pas issus de sa classe sociale. Docile quoique un peu choquée, la pauvre héroïne s’exécute. Modeste secrétaire, l’héroïne emploie elle-même une maid philippine, serviable et dévouée, qui n’hésite pas à faire la cuisine pour toute la famille, en disant cette phrase empreinte de clichés lourdingues : ” Chez moi, aux Philippines, j’ai l’habitude de faire la cuisine pour 15, alors pour 5, pas de problème… “. Ébranlée par le comportement de la femme de son patron, l’héroïne se laisse toutefois gagner par le même odieux préjugé contagieux et, lorsqu’elle croit que 500 dollars ont disparu de la quête organisée pour les funérailles de son père, elle n’hésite pas un instant à accuser sa brave maid, à la menacer et à lui tordre le poignet. Quand finalement elle réalise son erreur, il est trop tard pour recoller les morceaux : la maid humiliée lui crache au visage et s’enfuit. C’est une scène poignante, au sein d’un des moments de tension les plus passionnants de ce film, qui possède de nombreuses qualités psychologiques et un certain réalisme.
Ailleurs, sur le petit écran, de stupides séries locales mettent en scène des maids. On en dénombre en ce moment deux en anglais et une en chinois. Dans ces trois séries, les rôles des maids sont d’une connerie abyssale. Stéréotypées au possible, les maids y sont des cruches bien braves, laides à pleurer (on leur ajoute même des grandes dents de lapin et des grosses lunettes dans la série en chinois) car il est hors de question d’avoir une maid jolie, que le spectateur moyen et quelque peu épais prendrait immédiatement pour une semi-pute ou une intrigante. Les maids de ces séries indigentes se contentent de suivre docilement leurs patronnes, de cuisiner, de dire des ” Apa ? ” ( ” quoi ? ” en indonésien ) ou des “Yes Madam” et multiplient les gaffes et les malentendus. Elles sont heureuses et idiotes, n’ont pas à se plaindre car, même si elles se font souvent réprimander, leurs patronnes ont un bon fond. Désolants archétypes.


Pas tendres avec leurs employées de maison, les vertueuses épouses singapouriennes se montrent même parfois totalement sadiques. L’an dernier, j’avais été choqué par le procès de cette femme qui, entre autres cruautés, avait obligé des années durant sa maid à se réveiller en pleine nuit pour les motifs les plus futiles et l’avait battue à de multiples reprises avec un fer à repasser brûlant. Cette femme fut la première à être condamnée à plus d’un an de prison ferme, qu’elle évita pour partie en payant une caution. Depuis l’an dernier, il semble que des consignes en haut lieu aient été données à la justice pour se montrer plus sévère avec les personnes ayant abusé des maids – il faut dire que la relative clémence dont faisait jusqu’à présent preuve le système pour les bourreaux de maids avait attiré la réprobation d’associations comme Amnesty International (association interdite à Singapour) et surtout des critiques de moins en moins feutrées de diverses ambassades et pays occidentaux. Un exemple de cette nouvelle dureté : très récemment (d’après ” The Straits Times ” du 17 janvier 2007), une femme qui avait battu sa maid à de multiples reprises a été condamnée à de la prison ferme sans possibilité de payer une caution (une première). Dans cette affaire, il faut souligner le rôle efficace de l’employé très consciencieux de l’agence de placement qui, après avoir constaté au cours d’une visite-surprise des plaies sur la maid, l’a emmenée voir un médecin en cachette de sa patronne. Lors de l’examen médical, on a constaté de nombreux hématomes sur tout le corps. Refusant de couvrir sa cliente, l’employé de l’agence a réussi à convaincre la maid de porter plainte et l’a assistée dans la préparation du procès.
Quelquefois, les maids ayant trop enduré de vexations et de sévices finissent par péter un plomb et se rebellent. Elles fuient quand elles le peuvent ou deviennent folles, violentes, voire meurtrières. Selon Amnesty International, bon nombre de maids développeraient des pathologies mentales gravissimes, telles que la maniaco-dépression, aggravée par l’absence de soins. C’est souvent cet argument de la démence qui sauve les maids meurtrières de la peine de mort. A cette dégradation psychologique s’ajoutent parfois des pathologies dites ”culturelles” pour les maids originaires d’Indonésie, qu’on appelle l’amok (littéralement : la rage meurtrière) – cette pulsion violente n’étant bien entendu aucunement excusable pour la loi singapourienne. Depuis des temps immémoriaux, le phénomène de l’amok touche certaines personnes, sans prévenir. Il s’agit d’une soudaine pulsion ultra-violente, incontrôlable, qui transforme quelqu’un d’apparemment paisible en une furie assoiffée de sang. Bien entendu, pour les sceptiques dont je suis, l’amok est plus une forme brutale de schizophrénie ou de pulsion psychopathe qu’une ”tradition” indonésienne. Toujours est-il que, parfois, au vu des incroyables déchaînements d’ultra-violence dont se sont rendues coupables quelques maids meurtrières, on peut se demander quelle force surnaturelle a pu s’emparer de ces frêles jeunes femmes.
Un cas particulièrement sanglant, survenu il y a deux ans, a aiguisé l’imaginaire du cinéaste Djinn (lui-même de culture à moitié indonésienne), qui, pendant plus d’un an, a essayé de trouver le financement pour un film racontant la vie d’une jeune maid indonésienne meurtrière de sa patronne, avant d’y renoncer. Ce film se voulait un pendant au très sombre et déjà pas mal sanglant “Perth”, dans le cadre d’un projet visant à montrer la face sombre, aliénante et tragique de la très inégale société singapourienne, vue cette fois-ci non plus par le biais d’un citoyen marginalisé, mais à travers la dégradation mentale d’une jeune travailleuse immigrée précaire et fragilisée. Choquant pour les producteurs singapouriens parce qu’il présentait selon eux la meurtrière comme une victime du système, le projet de film a rencontré de fortes résistances. Dans les faits, le massacre de la patronne par son employée relève de l’amok le plus sanglant, la jeune femme s’étant acharnée sur le crâne de son employeur avec une statuette de jade, au point que la tête de la victime n’était plus qu’une bouillie sanguinolente. Cette toute petite jeune femme à l’aspect malingre avait apparemment mis K.O sa patronne (qui mesurait deux têtes de plus qu’elle et pesait vingt bons kilos de plus) d’un furieux coup de poing, avant de lui fracasser le crâne. Elle a finalement échappé à la peine de mort après qu’on eût diagnostiqué chez elle des signes de maniaco-dépression et des tendances hallucinatoires. Le fait aussi que son avocat ait réussi à prouver qu’elle avait été longtemps victime de nombreux abus de sa patronne a été retenu comme circonstances atténuantes à son acte, un cas rarissime dans un système judiciaire extrêmement sévère – et souvent plus cruel avec les étrangers pauvres qu’avec les riches citoyens singapouriens.

Au-delà du sujet plutôt sensible des travailleurs étrangers, c’est tout un pan très paradoxal et complexe de la psyché et de la société singapourienne, effleuré ici, qui mériterait une analyse en profondeur – dont je suis bien incapable pour l’instant. Paradoxale société, “multiraciale” mais pas si métissée, ouverte sur le monde et économiquement ambitieuse tout en étant passablement refermée sur elle-même et cloisonnée. Dans ce pays qui a indéniablement besoin de main-d’oeuvre étrangère, très qualifiée (les fameux ” foreign talents ” appelés de leurs voeux par les gouvernants) ou bon marché (les ouvriers et les maids), les étrangers ne sont pas tant que ça les bienvenus, comme tendrait à le prouver un très récent sondage mené auprès des citoyens singapouriens, selon lequel la grande majorité des sondés estimaient que les étrangers viennent prendre les emplois des Singapouriens (une absurdité dans un pays officiellement épargné par le chômage). Plus inquiétant encore, selon ce sondage, la plupart des Singapouriens ne seraient pas prêts à accepter qu’un étranger devienne membre de leur famille. Le très faible nombre de couples mixtes vient appuyer cette terrible opinion. Cet état d’esprit contradictoire, où le multiculturalisme de façade cache de sévères tendances au racisme rampant, est selon moi l’un des aspects les plus étonnants – et parfois écoeurant – de la société singapourienne actuelle.

Singapour, janvier 2007

voir aussi 1ère partie

Pays : Singapour

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