Screen Singapore : 50 ans de cinéma

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Lors de son édition 2004, le 10e Festival Cinémas & Cultures d’Asie avait montré au chanceux public lyonnais un échantillon d’un cinéma méconnu et fascinant, celui de Singapour. Concluante, l’expérience avait su trouver une audience et “15”, le film coup-de-poing du jeune Royston Tan, avait obtenu un mérité 2e Prix de la Presse. Cette année, l’intérêt suscité par “Be With Me”, le dernier film d’Eric Khoo, présenté à Cannes, confirme qu’Asiexpo avait vu juste en proposant des aspects d’un cinéma singapourien séduisant. Si Singapour est loin d’être une nation majeure en matière de cinéma (à peine quatre films par an y sont produits en moyenne), force est de reconnaître que ce micro-État, plus connu pour son goût pour le business et son régime autoritaire que pour sa créativité, est en voie d’amorcer la renaissance d’une industrie du cinéma qui fut très vivante par le passé.

Pays jeune, Singapour fête cette année ses 40 ans d’indépendance (et autant, hélas, de quasi-dictature). Son cinéma est néanmoins plus ancien et varié que ses institutions politiques et constitue un riche patrimoine, malheureusement méconnu pour cause d’absence d’archives, de pesanteurs dûes à la censure et de relatif désintérêt de la population pour sa production locale – bien que les Singapouriens soient de gros consommateurs de films étrangers. Initié par le très dynamique Raphaël Millet, diplomate français expert en cinéma, le festival Screen Singapore a pour objectif avoué de rendre justice à ce patrimoine cinématographique mésestimé et de célébrer sa diversité. Du 1er au 31 août 2005, ce ne sont pas moins de 31 films longs-métrages (dont 2 avant-premières) et 16 courts-métrages made in singapore qui sont proposés à un large public – du jamais vu ici.
Du cinéma en malais des années 55-65 (produit notamment par les mythiques studios Cathay-Keris) aux derniers films des réalisateurs les plus prometteurs (Eric Khoo, Kelvin Tong, Royston Tan, Djinn), en passant par les perles kitsch et séries Z des années 70 (dont le mythique Cleopatra Wong, à l’iconographie allègrement pillée par Tarantino pour ” Kill Bill.1 “), c’est 50 ans de cinéma qui défilent, avec Singapour en décor naturel.

Premier constat : Singapour a énormément changé et la ville aperçue dans les films les plus anciens (Satay, Azimat, Jiran Sekampong, Chinta Kaseh Sayang) est aujourd’hui méconnaisable. Le cinéma a suivi les mutations et illustre la question de la diversité culturelle et linguistique, dans un pays métissé à quatre langues officielles. Ainsi, si les films des années 60 étaient en langue malaise, ponctués d’influences indiennes, philippines ou iraniennes (pour le fort symbolisme et le goût de la parabole), les productions des années 90 et 2000 sont dominées par le chinois (mandarin et dialecte hokkien), l’anglais et le singlish, étonnant mélange local d’anglais, de dialectes chinois, malais, indiens et même japonais… Deuxième constat, plutôt affligeant : le cinéma malais et l’histoire de Singapour n’attirent vraiment pas les foules, puisque nous étions moins d’une dizaine à assister à la projection de “Jiran Sekampong” (1965), intéressant film de Hussain Haniff sur les tiraillements de jeunes d’un village, aujourd’hui devenu une vaste zone aéroportuaire.
Pour les Singapouriens, ce festival donne l’occasion de voir ou revoir des films anciens, mais aussi certaines oeuvres bannies des écrans par une censure tatillonne, comme le dispensable film de kung-fu “Ring of Fury” (1973), interdit pendant près de 30 ans pour avoir montré trop crûment un banditisme que le gouvernement ne voulait pas voir, ou l’excellent “15”, encensé à l’étranger et invisible dans son pays. Discuter avec des jeunes singapouriens à l’issue de cette dernière projection était un moment magique, un espace de liberté inespérée dans une société plutôt cadenassée.

Du côté des ”grosses cylindrées”, Screen Singapore donne à voir les principales réalisations des deux metteurs en scène les plus connus de l’île, chacun dans leur domaine respectif : Jack Neo et Eric Khoo.
Le très populaire acteur-cinéaste Jack Neo, unique personnage pouvant prétendre au statut de ”star” singapourienne, auteur d’une série de blockbusters entre 1998 et 2003, est le seul à avoir reçu un soutien ferme et de généreux subsides du gouvernement. On le comprend aisément, à la vue de “I Not Stupid” (2002) et “Homerun” (2003), deux films centrés sur l’enfance malheureuse, dont ils offrent une vision attendrie et malheureusement lénifiante, voire épaisse, très consensuelle. “Homerun”, remake assumé du film iranien “Children of Heaven”, présenté comme le meilleur Jack Neo (ou le moins pire, c’est selon), est le seul film singapourien à avoir obtenu un Golden Horse Award, équivalent asiatique des Oscars, décerné à la toute jeune Megan Zheng, pour son impeccable interprétation d’une pauvre petite fille devant partager une paire de chaussures avec son frère. Apologie de la persévérance (et aussi de la soumission), le film vaut à la limite le coup d’oeil pour sa reconstitution d’un Singapour villageois de 1965 et les excellents seconds rôles (notamment Patricia Mok, au registre comique impressionnant) et semble le seul opus à peu près exportable de Jack Neo, pour ceux qui aiment les mélos vaguement drôles.

La dernière Nuit spéciale de Screen Singapore, le 27 août, a pour but de rendre hommage à Eric Khoo, en présence du réalisateur, connu comme celui qui a lancé la ”renaissance” du cinéma singapourien, avec “Mee Pok Man” (1995) et surtout “12 Storeys”, ce dernier film étant assurément son plus réussi – il a été applaudi lors de sa sélection à Cannes, une première historique pour l’industrie du film singapourien. Son univers mélancolique et cruel a ses adeptes, quoiqu’il reste plus apprécié à l’étranger qu’en son pays. La censure gouvernementale ne fait rien pour l’aider, en ayant classé R21 (interdit aux moins de 21 ans) “Mee Pok Man” et empêché toute diffusion télévisée de ses oeuvres. Jack Neo et Eric Khoo : deux poids, deux mesures. Inégal dans ses réalisations, Eric Khoo reste une figure incontournable et un réel Pygmalion pour une nouvelle génération créative, grâce à sa société de production Zhao Wei, qui a par exemple pris le risque de porter à bout de bras un film aussi sulfureux que le “15” de Royston Tan.

La nouvelle génération, très prometteuse, compte des réalisateurs à peine trentenaires aux productions fort intéressantes. C’est le cas de Kelvin Tong qui, avec “The Maid”, présenté opportunément le jour de la Fête des Fantômes Affamés, propose le premier film de fantômes singapourien, surfant avec habileté sur la mode inaugurée par “Ring”, “Kairo” ou “Deux Soeurs” (pour citer les plus réussis des films d’horreur asiatiques récents). Mêlant intéressantes spécificités culturelles locales et conventions du genre, le film est bien servi par une belle photo et une mise en scène virtuose, quoique les effets soient parfois trop appuyés. Depuis “Eating Air” (1999), Kelvin Tong s’était concentré sur des productions pour la télévision, peut-être échaudé par l’échec commercial de son pourtant très réussi premier long-métrage. Le projet “The Maid”, né en 2002, l’a donc occupé durant trois ans, avec une très longue post-production. Le résultat, quelque peu mitigé, devrait probablement connaître sur le marché local et asiatique un succès plus notable que le malheureux “Eating Air”, car la maison de production Raintree a prévu des sorties dans la plupart des pays du Sud-Est asiatique, avant d’envisager une éventuelle distribution vers l’Occident.

Assurément, la grande révélation de cette nouvelle génération de réalisateurs singapouriens est le tout jeune Djinn, auteur de deux films remarquables. “Return to Pontianak” (2002), inspiré du mythe malais du Pontianak (sorte de vampire de la jungle), est un film d’horreur efficace, à l’atmosphère poisseuse et inquiétante. Présenté en avant-première singapourienne, après avoir été acclamé notamment aux festivals de Rotterdam, Saô Paulo, Los Angeles ou Bangkok, le véritable bijou de Djinn s’appelle “Perth” (2004) et s’annonce comme un hallucinant hommage au “Taxi Driver” de Martin Scorcese, racontant la violente dérive d’Harry Lee (remarquablement interprété par Lim Kay Tong), taxi-man singapourien rêvant de s’exiler en Australie. Originalité de la photographie et des cadrages, audace de la mise en scène, pertinence du propos, jeux de miroirs pour cinéphiles avertis, fascinants rapports entre les personnages, excellente direction d’acteurs : on ne ressort pas indemne d’un film comme “Perth”.

Enfin, on pourra suivre de près un OVNI iconoclaste, le nihiliste mockumentary “Zombie Dogs” (2004), de Toh Hai Leong, contant les déboires d’un réalisateur de snuff movies dans le très policé Singapour. Un style paraît-il ébouriffant, digne des productions les plus barges de Takashi Miike, si l’on en croit les rares chanceux qui l’ont vu.

Pour en savoir plus sur ce festival exceptionnel, on peut se rendre sur le beau site web (en anglais) www.screensingapore.com. La lecture du très bon livre de Raphaël Millet (Le cinéma de Singapour. L’Harmattan 2003. 13 €) et de l’article du même dans l’ “Atlas du cinéma 2005” édité par les Cahiers du Cinéma sont à recommander aux curieux souhaitant découvrir la richesse d’une cinématographie qu’Asiexpo s’efforce de promouvoir.

Pays : Singapour

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