Alors que Singapour fête ce mois-ci ses 40 ans d’indépendance, un cinéaste à peine trentenaire et très prometteur présente ses deux premiers longs-métrages en avant-première, dans le cadre de l’impressionnant festival Screen Singapore. Rencontre avec Djinn, réalisateur surdoué de « Return to Pontianak » ( 2001 ) et de « Perth » ( 2004 ). Plutôt autodidacte dans son parcours, Djinn a croisé la route d’Eric Khoo, chef de file du nouveau cinéma singapourien, dans le film « Mee Pok Man » ( 1995 ), où il jouait un petit rôle. C’est là qu’il s’est lié d’amitié avec le charismatique acteur Lim Kay Tong, qui incarne aujourd’hui de façon renversante Harry Lee, personnage principal de « Perth », probablement le meilleur film singapourien du nouveau millénaire.

ASIEXPO – Tu disais que chercher des liens entre « Taxi Driver » et « Perth » n’était pas la bonne manière de comprendre ton film… Harry Lee est d’ailleurs beaucoup plus âgé que Travis ( personnage principal de « Taxi Driver », incarné par Robert de Niro ). Était-ce pour relier plus intimement le film à l’histoire de ton oncle que tu as choisi de créer un anti-héros de 51 ans ?

DJINN – En fait, ce n’est que quand nous avons achevé le script, avec l’équipe du film, que nous avons relevé des similarités entre le personnage de Travis/De Niro et Harry Lee. Au-delà des ressemblances, le contexte est très différent : Harry Lee est né dans les années de pré-indépendance à Singapour. On y a vu des liens, parce que la majorité de la critique américaine – et française – s’est focalisée sur certaines scènes. Est-ce que faire des grimaces menaçantes devant sa glace, comme Vinz dans « La Haine », réduit pour autant le film de Kassovitz à un remake de « Taxi Driver » ? En ce qui concerne Harry Lee, il est un peu moins destructeur que l’était le Travis de « Taxi Driver »…
Si vous voulez vraiment voir un hommage, ce serait plutôt à Don Quichotte, un homme avec des idées vraiment démodées, qui aimerait avoir un beau rôle dans le monde et être un chevalier, s’attaquant férocement à la place des femmes dans la société. Un de ses meilleurs amis est un avatar de Sancho Panza… C’est facile de tisser des liens, il y a beaucoup d’histoires qui ont en commun de s’intéresser à la dissolution d’une personnalité.

ASIEXPO – Lim Kay Tong, qui est un fameux acteur singapourien, joue le rôle de Harry Lee. Quel type de processus a-t’-il suivi pour s’investir ainsi dans ce personnage ? Est-ce que cela a été difficile pour lui ? S’est-il référé à d’autres personnages, par exemple le Travis de De Niro ?

DJINN – Il ne s’est pas du tout référé à De Niro, puisqu’on ne voulait pas suivre la trame de « Taxi Driver ». Le modèle dont il s’est inspiré est celui de mon oncle. Lim Kay Tong a une formation d’acteur classique, il a déclamé des vers en anglais dans les écoles dramatiques, il n’est donc pas trop habitué à la méthode type ”Actor’s Studio”. Ici, c’est un rôle très introspectif, pour lequel Lim Kay Tong semblait taillé, car il possède en lui des éléments de rage rentrée et de mutisme. Il est aussi capable de passer par tous les registres de langage et d’humeur…
La difficulté pour lui, c’était de suivre mon oncle dans ses déplacements et d’observer son comportement, parce que ce gars ne se laisse pas étudier facilement. Il a fallu du temps pour qu’il devienne convaincant. Après deux semaines de répétitions, Lim Kay Tong m’a dit : « Je crois que si je veux rentrer dans ce film, il va me falloir me mettre à boire méchamment. » Le lendemain matin, je l’ai appelé et il m’a confié : « Djinn, j’ai un petit problème… J’ai trop bu et je suis tombé de mon toit… Je crois que je me suis cassé un orteil… » Il a passé une partie du tournage avec un orteil bousillé. C’est un gars solide, déterminé. Ça a surgi pendant le tournage et le personnage s’est étoffé. On sent sa rage. Il a bien capturé la façon de penser et de parler de la génération de mon oncle, sa frustration et son comportement.

ASIEXPO – En guise de conclusion, crois-tu que « Perth » pourrait toucher un vaste public en Europe – et particulièrement en France ?

DJINN – Je crois qu’un peu partout il y a des stéréotypes de l’Australie, d’une utopie appelée « Perth » ou autre… Au cours de mes voyages et des festivals où je suis passé, j’ai parfois rencontré des gens qui trouvaient que je ne faisais pas du ”cinéma asiatique”, que le ”cinéma asiatique” devait être comme ci ou comme ça. Je trouve curieux qu’on me dise ce que devraient être le ”cinéma asiatique”, les ”sujets singapouriens”… Cependant, grâce à l’internet et à d’autres mutations récentes, beaucoup de gens, surtout des jeunes, autant aux USA qu’en Europe, se montrent très curieux des changements culturels et de la façon dont vivent les autres… Je crois qu’il y a quelques stéréotypes sur l’Asie qui méritent d’être pulvérisés ou du moins ébranlés – et ce n’est pas une chose facile à faire…
J’ai l’espoir que, comme au festival de Rotterdam, le public européen donnera une chance à ce film et comprendra combien les choses changent dramatiquement vite de nos jours…

( * Harry Lee est le prénom anglais de Lee Kwan-Yew, vieux tyran fondateur de la ”République” autoritaire de Singapour. Djinn a malicieusement évité de répondre frontalement sur ce point, probable vraie raison du parfum de scandale qui a entouré le film « Perth » et retardé sa sortie à Singapour )

Interview réalisée le 16/08/2005, pour Asie News

Pays : Singapour

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