Ce roman graphique de l’autrice sud coréenne Keum Suk-Gendry-Kim est en réalité le 1er d’un cycle sur les souvenirs douloureux de la guerre. Nous connaissions déjà le second : L’attente(1) publié en 2021, en France. Elle y montrait avec talent et sobriété l’intrication entre l’Histoire et les histoires personnelles. Comment la première brise les secondes. À travers « deux amies » vivant en Corée du Sud, et recherchant des membres de leur famille restés en Corée du Nord au moment de la partition, c’est toute la combativité humaine qu’elle mettait en scène, par l’intermédiaire de deux mamies !
Mauvaises herbes donc date de 2018 pour sa 1ère édition française, épuisée et rééditée aujourd’hui. Et c’est encore une vieille femme qu’il met en scène. Le roman graphique est directement inspiré de son témoignage. Oksun Lee était une esclave sexuelle de l’armée japonaise durant la guerre du Pacifique.
Née d’une famille pauvre, la petite Oksun n’a qu’un rêve dans la vie, c’est aller à l’école. Mais c’est une fille, elle doit donc s’occuper de ses petits frères et sœurs. Sa mère la vend et à 16 ans, à Busan, elle est diplômée de « l’université du sarcloir » comme elle le dit avec beaucoup d’humour. De place en place, elle atterrit (c’est le cas de le dire !) à l’aérodrome de Yangi, colonie nipponne en Chine. Avec une quinzaine d’autres filles pauvres, elle est affublée d’un prénom japonais et soumise à un souteneur. On est en 1942, en pleine guerre du Pacifique, les soldats japonais ont besoin de réconfort. Quel euphémisme ! Oksun est violée sans ménagement et cela continuera des années durant. Même après la capitulation du Japon, les soldats russes les remplacent et abusent de même des « femmes de réconfort ».
Quand enfin les soldats partent, ces femmes sont laissées sur place et totalement abandonnées, rejetées de tous, ne pouvant même pas retourner dans leur pays. Oksun est seule au monde. Elle se marie par 2 fois, vit mal encore et toujours. Puis elle finit par rentrer au pays. Et lorsque Keum Suk-Gendry-Kim la rencontre dans sa maison de retraite, joliment appelée maison de partage, elle n’attend plus rien de la vie. On est en 2015, elle a 89 ans. Elle qui aurait souhaité vivre en famille a de nouveau été rejetée par cette dernière car elle a osé raconter son histoire et celle de ses compagnes de douleur à la télévision !
L’autrice capte infiniment bien le visage d’Oksun, cette survivante, surtout dans sa vieillesse ! Ses multiples expressions, son rire, sa sagacité, sa bonté, sa force malgré l’horreur qu’a été sa vie. L’encrage noir et blanc, très contrasté, avec peu de nuances intermédiaires lui permet d’aller droit au but, sans fioritures. Beaucoup de pleines pages pour exprimer l’important : la campagne de l’enfance, les cheveux coupés par le 1er acheteur et puis le viol inaugural : 4 pages de vignettes entièrement noires, la nature aussi et enfin Oksun en train de lire dans sa maison de partage. Comme si, malgré sa vie malheureuse, elle trouvait enfin quelque réconfort.
Un album salutaire qui fait office de devoir de mémoire sur des événements occultés de l’histoire officielle !
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
(1) Lire notre chronique : https://asiexpo.fr/lattente-une-famille-coreenne-brisee-par-la-partition-du-pays-recit-et-dessin-de-keum-suk-gendry-kim/ ainsi que sur la saison des pluies, récit plus personnel de l’autrice : https://asiexpo.fr/la-saison-des-pluies-recit-et-dessin-de-keum-suk-gendry-kim/
Mauvaises herbes, récit et dessin de Keum Suk-Gendry-Kim, 488 p. En noir et blanc, 17 X 22,5 cm, 30€, éd. Futuropolis. En librairie le 7 février.