« Quel est votre visage d’origine ? ». Partant de ce koan, Ruth Oseki décide de transposer un exercice qu’une professeure d’histoire de l’art donne à ses étudiants. Se rendre dans un musée, observer pendant 3 heures la même œuvre et consigner toute observation, question et réflexion qui surgissent pendant ce laps de temps. Mais pour cette expérience, l’œuvre d’art c’est le visage de l’autrice !
Le rendu aurait pu donner un roman ennuyeux, autocentré et narcissique. Il n’en est rien car de sa contemplation, naissent autant d’émotions, de souvenirs et de réflexions que Ruth Oseki offre au lecteur comme dans une conversation intime, à bâtons rompus.
L’autrice se livre en effet dans un autoportrait impressionniste, par petites touches, voire cubiste, sous différentes facettes. Née de mère japonaise et de père américain, elle a un visage mixte et a, dans son enfance, pu ressentir chez ses camarades, la curiosité, mais aussi le racisme. Elle a toujours assumé ses origines et y a puisé sa culture, sa philosophie de vie.
Avec beaucoup d’humour, d’ailleurs, elle explique comment elle a choisi le bouddhisme zen de son héritage maternel plutôt que le fondamentalisme chrétien paternel. Humour encore, lorsqu’elle explique qu’elle était considérée par son maître de théâtre et de fabrication de masques no, le trésor national vivant Ukada Micishige, de « spécialiste du mushi-kui ». « les insectes qui rongent », c’est une technique de vieillissement des masques no. Ou bien, plus prosaïquement, dans cette interrogation « Y a-t-il un moment où une femme est officiellement assez vieille pour ne plus se soucier de son apparence ? » Âgée de 59 ans, lors de la rédaction de ce texte, la question est pertinente.
Le livre se présente ainsi avec l’alternance de 2 typographies. L’une présente l’expérience dans son minutage jusqu’aux 3 heures réglementaires. Elle y passe en revue tous les éléments de son visage ainsi que ses particularités : cicatrice, tache, bouton. L’autre constitue le roman proprement dit, avec ses courts chapitres rebondissant sur la contemplation du moment. Le tout est à l’image de son autrice et du zen. Un constant renversement des apparences, de l’image renvoyée au moi profond. Les références à l’esthétique japonaise du wabi-sabi ou à la beauté sublime le yūgen “ineffable et insaisissable, éphémère et éternel”.
L’étude de son visage s’apparente, en effet, à une méditation assise. L’autrice relie avec une grande habileté l’expérience en cours, son parcours de vie et la philosophie zen. La référence à Dogen Zenzi (1) et à son éveil est une résonnance assumée. L’exercice, en tout cas, permet de connaître son visage originel.
Vous ne vous regarderez plus jamais de la même façon dans le miroir après la lecture de ce livre !
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
(1) Lire nos chroniques : https://asiexpo.fr/dogen-maitre-zen-de-ryodo-awaya-et-fumio-hisamatsu/ et https://asiexpo.fr/dogen-et-la-poesie-traduction-du-recueil-de-waka-sansho-doei-parait-aux-editions-sully/
Le temps d’un visage de Ruth Oseki, traduit de l’anglais par Sarah Tardy, 128 pages, 20€, éd. Belfond.