Hungry Ghosts of Singapore

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En ce vendredi 5 août commence le 7ème mois lunaire, selon le calendrier chinois. C’est un bien étrange spectacle que l’on peut voir cette nuit-là dans les rues de Singapour, particulièrement là où les populations chinoises sont très majoritaires. Sur les trottoirs, devant les maisons, s’élèvent des panaches de fumées âcres. À première vue, ce sont des papiers qui brûlent. Bâtonnets d’encens et petites lanternes rouges et jaunes entourent ces petits brasiers, échos colorés et odorants du feu purificateur. À côté des tas de papiers qui se consument sont disposés des petits sachets, contenant des friandises, bonbons, petits gâteaux, parfois des coupes de vin de riz ou de liquides divers. Les vieux ne manquent pas de joindre leurs mains en une sorte de prière silencieuse, le visage fermé – ça a l’air sérieux, et ça l’est. Les jeunes sont pressés et absorbés par leurs téléphones portables. Les Indiens et Malais passent leur chemin, mais même le plus fervent des Musulmans locaux ne se permettrait pas de hausser les épaules devant ce qui ressemble à un rituel superstitieux. Quelques touristes occidentaux prennent des photos, parfois en ricanant bêtement…

Surtout, ne pas marcher sur les cendres de ces petits brasiers ( qui sont d’énormes bûchers à Chinatown et dans les coins ultra-chinois d’East Coast ), vous risqueriez gros. Un camion pourrait par exemple oublier de s’arrêter lorsque vous traverserez une des rues encombrées de véhicules de Singapour. Un moustique porteur de la variété mortelle de la dengue pourrait décider de faire une pause-repas sur un de vos appétissants vaisseaux sanguins. Un ascenseur pourrait s’emballer et s’écraser avec vous au bas de ce joli immeuble de 70 étages d’où vous aviez choisi de contempler le panorama. Un malencontreux faux-pas pourrait vous faire tomber d’un pont autoroutier. Un être cher pourrait brusquement succomber. Enfin, comble du malheur ici, votre commerce pourrait soudainement s’effondrer, vos affaires marcher de travers. Bref, ça vous porterait malheur. Qui plus est, vous auriez des chances, si l’on peut dire, d’être hanté par des fantômes particulièrement énervés – mais rassurez-vous, cette torture ne dure que 29 jours…

Manger ou ne serait-ce que toucher les friandises tentantes laissées sur le trottoir vous feraient subir les mêmes tracas, voire pire. Ne ricanez pas, ici on ne plaisante vraiment pas avec ça et d’ailleurs on ne doit pas LES offenser, car ILS sont très susceptibles. Ne vous mettez pas au premier rang des spectacles, où bizarrement des sièges sont laissés inoccupés, c’est LEUR place. Enfin, pendant ces 29 jours où la chaleur étouffante invite à profiter des tièdes nuits singapouriennes, ne vous retournez surtout pas dans la rue, même si on vous appelle ou plutôt si vous sentez une présence. Vous pourriez en effet LES voir, ce qui n’est manifestement pas conseillé. Le mieux, c’est de rester chez vous, de profiter de l’air conditionné si vous en avez, de ne pas engager de démarches et de ne prendre aucun risques inutiles.

Besoin d’une explication ? Les billets de banques infernaux factices qu’on brûle ne sont pas du vulgaire papier, mais des offrandes solennelles, de même que l’encens et les friandises. Pour qui ? Pour EUX. C’est LEUR mois qui commence et ce sont EUX qui vont envahir notre univers, pendant ces 29 jours. EUX, ce ne sont pas les misérables quatre millions de vivants qui s’agitent dans cette île moite et surchauffée, non, ils sont bien plus nombreux. Ce sont les Hungry Ghosts, les Fantômes Affamés, innombrables âmes en peine des morts.
Pas de Paradis et de petits anges ailés dans le monde des morts chinois. Quand on meurt, on va droit aux Enfers et on devient un fantôme plus ou moins malveillant, qui a tout perdu mais à qui il reste une sensation, une obsession dévorante : la FAIM, insatiable. Aux Enfers, la vie n’est pas drôle, car on a rien à se mettre sous la dent et les Généraux Infernaux et divers Démons Gardiens sont beaucoup moins farceurs que les diablotins occidentaux. Heureusement pour les morts, le 7ème Mois est l’occasion d’aller faire une promenade dans le monde des vivants, où on peut s’amuser à vivre parmi eux, à les imiter et pourquoi pas à se marier. Les friandises sur les trottoirs sont des mets de choix pour les fantômes chinois, qui semblent avoir un goût prononcé pour les sucreries. Dans le cas où il n’y en aurait pas assez, c’est de la substance vitale ou de la santé mentale des vivants que se nourrissent les morts en vadrouille. Taquins et expansifs, les fantômes aiment aussi montrer aux humains ce qui les a amenés à devenir ce qu’ils sont, si possible avec de beaux effets bien effrayants. Ils cherchent un public, aussi mieux vaut-il les ignorer, ça les calme et c’est bon pour le moral des vivants et leurs petites affaires.

Répétons-le, les Chinois ( entre 74 et 78% de la population de Singapour ) ne plaisantent pas avec les fantômes. Pendant tout le Mois des Fantômes Affamés, la ville tournera au ralenti. Beaucoup de postiers oublieront consciencieusement de se dépêcher de distribuer le courrier. Les restaurateurs prépareront de doubles portions – une pour les vivants, une pour les morts – et fermeront plus tôt, la nuit étant pleine de clients affamés mauvais payeurs ( les fantômes sont souvent fauchés et les billets de la banque infernale ne sont pas convertibles en dollars singapouriens ). Les magasins resteront fermés ou n’ouvriront qu’aux heures les plus ensoleillées, où il y a plus de chance de croiser des vivants en sueur. Les agents immobiliers seront presqu’en chômage technique, car pendant le Mois des Fantômes Affamés on n’achète pas de maisons, elles pourraient être hantées ou illusoires, et disparaître au bout de 29 jours. Les prostituées se concentreront sur les touristes, histoire de ne pas coucher avec les morts. Seuls les taoïstes ne chômeront pas, tant ils auront d’exorcismes à réaliser.
Dans le quartier où j’habite, où vivent pas mal d’Hindous, de Sikhs, de Musulmans et de chrétiens, il n’y a pas énormément d’offrandes sur les trottoirs, a fortiori dans mon immeuble qui, quoique majoritairement peuplé de riches Chinois, est géré par de bons Musulmans Malais. Cependant, certains lieux n’ont pas lésiné sur les billets infernaux brûlés, l’encens et les friandises. C’est le cas, par exemple, d’un immeuble abritant un grand nombre de ”chanteuses” mainlanders ( venues de Chine populaire ), employées du Paradiz et Peace Center, un immense complexe de karaokés ( j’aurai l’occasion de parler un peu plus de ces femmes, dont certaines habitent mon immeuble, dans une prochaine chronique ). Le vieux monsieur qui, accroupi sous une bâche misérable, répare les chaussures et vend des journaux sur le trottoir n’a pas manqué non plus de brûler des billets et de faire brûler de l’encens. Idem pour le vieux rigolo qui somnole dans son trishaw ( pousse-pousse ), même si ses offrandes sont à la hauteur de ses ressources, c’est-à-dire misérables.
Comme le hasard n’existe pas, on peut applaudir l’habile calcul commercial qui fait qu’en ce vendredi 5 août, dans le cadre de l’excellent festival Screen Singapore, l’astucieux réalisateur Kelvin Tong a présenté à l’Alliance Française, en avant-première, son nouveau film, intitulé « The Maid ». Assurément promis à un gros succès – et pas seulement à Singapour – ce film surfe avec plus ou moins de subtilité sur le calendrier lunaire et surtout sur la mode assez envahissante des films de fantômes asiatiques qui, depuis « Ring » et « Kairo », voit déferler sur les écrans des films essentiellement japonais et coréens, efficaces ( « Tale of Two Sisters », de Kim Jee-Won, ou bien « Dark Water », de Nakata Hideo ) ou désolants ( « Séance », de Kurosawa Kiyoshi, « The Eye » et ses variations ), suivis de leurs consternants remakes hollywoodiens. Pour la première fois, le cinéma de Singapour se frotte au genre, en y apportant sa ”couleur locale”, à savoir les traditions autour du Mois des Fantômes Affamés.
« The Maid », comme son nom l’indique, raconte les mésaventures vécues par une maid ( domestique ) venue des Philippines ( incarnée par la jolie Alessandra de Rossi ) pour servir dans une famille étrange d’acteurs d’opéras chinois, dans une lugubre vieille maison à moitié abandonnée, située dans le quartier d’East Coast. La pauvre petite débarque au moment où commence le Mois des Fantômes Affamés, commet une série d’impairs ( comme marcher sur les cendres, occuper des places vides réservées aux morts ) et va subir un enchaînement de faits horrifiques, croiser la trajectoire de nombreux fantômes et découvrir d’effrayants secrets – je n’en dis pas plus pour ne pas gâcher un suspense relatif. La maison où a été tourné le film est, selon Kelvin Tong, un vrai stéréotype de maison hantée ”à la singapourienne”, désertée par ses propriétaires. On peut rester sceptique devant les effets assez appuyés et l’inutile virtuosité ”clipesque” des cadrages et éclairages de ce film très commercial. Selon moi, au-delà des codes du genre, de l’esthétisme et du suspense ( rapidement éventé ), la principale force du film est d’ordre linguistique et culturel, par la richesse des situations de métissages et d’incompréhensions, constante semble-t’il du bon cinéma singapourien, de « 12 storeys » à « 15 ».

Quand se terminera le Mois des Fantômes Affamés, des feux d’artifices et pétarades salueront le retour aux affaires de nos très frénétiques entrepreneurs et commerçants sino-singapouriens – une grande partie n’auront pas attendu ce moment pour continuer leurs profits – business as usual.

(écrit dans la nuit du 5 au 6 août 2005 )

Pays : Singapour

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