Certains mangas semblent construits de manière mathématique, plus comme un algorithme que comme une histoire réelle. Cette architecture scénaristique s’apparente davantage au jeu vidéo qu’à la littérature ou au cinéma.
On pourrait peut-être les appeler manga à système. Ainsi dès lors que le récit abrite le moyen d’obtenir des pouvoir, et que ces pouvoirs sont classés, hiérarchisés et uniques pour chaque personnage, je parlerais de manga à système.
Pour éclaircir mon propos, je citerais comme exemple de manga à système des œuvres comme Naruto où le chakra est un moyen d’activer différentes sortes de capacités surhumaines, Fairy Tail dans lequel on trouve la magie, Soul Eater où les armes sont porteuses d’un pouvoir, ou encore Bleach où les zanpakto offre des capacités phénoménales à leur utilisateur.
Les personnages sont toujours associés à une capacité hors du commun qui leur permette de combattre.
Abyss de Ryûhaku Nagata fait sans conteste partie de cette catégorie. Plus encore, il décrit ce concept dans son essence. Le décor labyrinthique est fait de nivaux, de plus en plus difficile. A chaque niveau il est nécessaire que les personnages coordonnent leur pouvoir de la bonne manière pour passer à l’étape supérieur.
Au début de l’histoire les héros se retrouvent dans un mystérieux labyrinthe. S’ils gardent des souvenirs de leur passé, ils ne se souviennent plus comment ils ont atterri dans cet endroit. La plupart d’entre eux sont équipés d’un « Trigger », objet personnel leur permettant de déployer une capacité surhumaine.
Hibiki Dan est le pôle principal de ce système et le protagoniste central de l’histoire. Il agit un peu comme un Ulysse dans l’Odyssée, ce n’est pas par la force qu’il réussit à vaincre, mais par la ruse. Il saura toujours utiliser avec justesse les capacités de ses alliés. Il ne peut que copier les pouvoirs des autres, mais il le fait avec intelligence.
L’auteur du manga fait aussi preuve d’intelligence. Alors que dans la plupart des mangas à système, les mangaka rendent leurs personnages de plus en plus forts, à tel point que leurs capacités atteignent des proportions démesurées, Ryuhnaku Nagata reste maître de son univers. Il limite la capacité des Trigger, et de cette manière ses personnages restent vulnérables. Aucun n’est indispensable, et aucun n’est inutile.
En faisant intervenir nombre de personnage d’égale importance, Abyss renvoie à Akira de Katsuhiro Ôtomo. D’ailleurs, beaucoup d’autres choses font penser au grand Akira. A commencer par la personnalité d’Hibiki Dan, spontané dans le contact humain mais réfléchi dans l’action. Ensuite par le graphisme de science-fiction de l’oeuvre : des décors délabrés, des tuyaux qui sortent des murs ou pendent du plafond, …. Tout cet univers d’anticipation nous renvoie au style si particulier de Katsuhiro Ôtomo.
Les créatures qui jalonnent le labyrinthe présentent des difformités d’une variété abominable. Leur corps fait de décomposition et de recomposition chimériques, nous donne des frissons d’horreurs. Cependant, ils sont en quelque sorte à l’image d’un manga d’horreur : une chair horrifique, composée de cases, les unes à la suite des autres, les unes dans les autres et ce pour notre plus grande frayeur.
Au premier abord, la simplicité narrative d’Abyss est rebutante. Pour chaque personnage, on a une présentation à l’aide un carton, comme dans un jeu de rôle. Cette organisation est très clinique. Le personnage est donné, avec son nom et son prénom, son Trigger, il est réduit à sa capacité, immédiatement près à être utilisé par l’esprit d’Hibiki Dan. Cette méthode retire le côté spontané que peut apporter le désordre et la confusion de certains récits.
Mais plus on avance dans l’œuvre et plus on est forcés de constater qu’en se servant d’un scénario-algorithme, Ryûhaku Nagata nous offre quelques moments de génie. Comme ce passage où Sakura Hiiragi est sur le point de mourir. Cette scène s’étale sur cinq cases réparties sur une double page. Celles-ci se détachent sur un fond noir comme les profondeurs d’un abysse. Entre les cases, des phrases jaillissent immaculées. Une scène sur le point d’être vraisemblablement trop lourde d’un point de vue dramatique, se retrouve naturellement allégée par un graphique étonnant et détonnant.
Il est vrai que Ryûhaku Nagata ne nous surprend pas de cette manière à chaque page, la réalisation de son manga reste plutôt convenue, mais l’auteur a le mérite de parvenir à renouveler constamment notre envie de connaître la suite.
Abyss volume 1 de Ryûhaku Nagata, 160 pages. Edition japonaise 2013 par Kôdansha. Edité en France par Soleil Manga en janvier 2016.