Singaprédateur : une société mangeuse de travailleurs précaires (1ère partie)

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“Is Singapore a maid-predator society ? ” (“Est-ce que Singapour est une société prédatrice d’employées de maison ? ”) – Eric Khoo, à l’occasion de la présentation à la presse de son film “No Day Off “.

En clôture du French Film Festival à l’Alliance Française de Singapour, la projection du nouveau film d’Eric Khoo, intitulé “No Day Off”, m’a donné envie d’aborder la situation généralement précaire, voire dangereuse, des nombreuses maids (bonnes à tout faire, employées de maison, domestiques) travaillant à Singapour, à travers un mélange d’observations subjectives et de données objectives.

Le choix de parler prioritairement des maids repose sur le fait qu’elles sont emblématiques d’une vaste population de travailleurs étrangers au statut très précaire, presque littéralement consommés par la très gourmande économie singapourienne. Parmi le quasi-million d’étrangers vivant à Singapour, outre les PR (résidents permanents) et expatriés (payés par leurs gouvernements respectifs) aux statuts presque toujours très enviables et aux confortables revenus, on trouve, selon des sources très divergentes, entre 470 000 et 630 000 travailleurs immigrés détenteurs de permis de travail temporaire (dont je fais partie), en situation souvent peu reluisante et aux statuts et revenus parfois extrêmement précaires – sans parler du sort des nombreux travailleurs clandestins et sans-papiers. Les maids font partie de cette catégorie de travailleurs étrangers précaires, mais aussi près de 300 000 ouvriers immigrés – le plus souvent employés dans la construction, un business très florissant à Singapour (du moins pour les promoteurs immobiliers).
Les plus visibles dans cette population sont assurément les ouvriers du bâtiment, présents sur les innombrables chantiers de la ville. Majoritairement indiens du Sud (Tamouls) et sri-lankais, ils viennent aussi d’autres pays pauvres, comme l’Indonésie, la Malaisie (pas si pauvre que ça d’ailleurs), la Thailande, le Bangladesh, les Philippines, la Chine, le Vietnam… Pour des salaires guère mirobolants (entre 300 et 500 euros par mois, une misère dans un pays avec un niveau de vie comparable à la France), ils travaillent le plus souvent 7 jours sur 7, entre 10 et 12 heures par jour, souvent aussi la nuit (sans prime). Pas de protection sociale, pas les moyens de se payer une assurance ou encore de se loger.


Le film s’ouvre sur les adieux touchants de Siti à son bébé et à ses proches. La voici qui part pour un long voyage (plus d’une semaine de bateau) pour Batam, île indonésienne proche de Singapour, où elle doit recevoir une formation accélérée pour devenir maid. Ce camp de formation dispense, avec une brutalité quasi-militaire, des leçons sur ce que doit apprendre une jeune femme indonésienne illettrée pour survivre dans son futur environnement singapourien : anglais basique, utilisation d’appareils aussi exotiques et bizarres qu’un aspirateur, un climatiseur, un congélateur, un mixeur, un fer à repasser à vapeur… Siti peine, mais s’applique. On lui explique aussi qu’elle devra rembourser les coûts de son voyage, de ses cours et de son hébergement, mais la pauvre fille ne saisit pas vraiment sur le coup qu’elle va être endettée jusqu’à l’os pendant les premières années de son séjour à Singapour.
Après ces semaines de formation, Siti arrive à Singapour, où son agence l’a placée dans une famille très riche, vivant dans une luxueuse villa. Sa patronne, probablement sino-singapourienne, doit être appelée ”Madam” et utilise d’ailleurs ce mot pour parler d’elle-même. Elle parle anglais, très vite, trop vite pour Siti, qui interprète souvent mal ses consignes et aggrave l’agacement de sa patronne. Madam a beau être richissime, elle est près de ses sous quand il s’agit de payer sa bonne. Comme elle a dû payer le levy et un supplément pour la formation de Siti, Madam explique à sa pauvre employée de maison qu’il faut bien que Madam se rembourse et que, par conséquent, Siti ne touchera que 10 dollars de salaire mensuel – sans aucun jour de congé, bien entendu. Siti ne réalise pas vraiment tout ça, bien qu’elle commence à comprendre qu’il lui faudra plus de temps que prévu pour ramener de quoi faire survivre sa famille.
La famille d’accueil de Siti n’est pas tendre avec elle, surtout Madam, qui n’est pas satisfaite des performances de son employée de maison. La petite fille est une sacrée peste, piquant des caprices quand Siti s’avère incapable de lui lire une histoire en anglais, jetant le linge épars, hurlant ” Siiitiii ! ” comme on appellerait un chien dès qu’elle a besoin de quoi que ce soit. Lors d’un repas où la famille a invité des amis, on critique les qualités culinaires de la maid et on s’amuse de ce que chaque plat coûte plus cher que son misérable salaire. Pourtant, ce pourrait être pire. Siti dort dans une chambre correcte, n’est pas brutalisée et ne se rend pas compte que sa patronne la méprise, car elle ne comprend pas ce qu’elle dit. Quand, plusieurs mois après, la famille déménage aux Etats-Unis, Siti est un peu triste, car elle va être renvoyée à son agence de maid et n’a toujours pas remboursé ses dettes.

La seconde famille d’accueil de Siti est très différente. Fini le luxe, ici nous sommes dans des HDB (HLM singapouriennes), parmi les classes très moyennes sinophones. Terminé le contact avec les enfants, Siti doit désormais s’occuper d’une grand-mère très acariâtre et tyrannique, qui la déteste et lui parle méchamment en dialecte hokkien et chinois mandarin, deux langues dont elle ignore tout. Siti le dit dans sa narration intérieure : même si elle ne comprend rien, elle sent bien que les paroles de la grand-mère ne sont pas aimables. Le couple qui l’emploie est en crise. Le mari est au chômage et met du temps à créer une petite affaire qui s’avère fumeuse et ne rapporte rien. Sa femme l’engueule à longueur de journée. Parfois, le mari sort dépenser ses maigres gains en boisson et rentre, ivre mort et en pleurs, réveillant Siti au beau milieu de la nuit pour lui faire nettoyer son vomi nauséabond. Siti reste plus d’un an dans cette famille. Elle n’aura pas un seul jour de congé et fera des journées s’étalant du petit matin à très tard dans la nuit – comme c’était d’ailleurs aussi le cas dans sa riche famille précédente. Les difficultés économiques du couple l’amèneront à se séparer de Siti, qui retournera presque avec soulagement à l’agence de maids, pour un nouveau placement.
La troisième famille d’accueil de Siti est réduite et se montre nettement plus sympathique avec elle que les précédentes. Il s’agit d’une dame d’origine indienne, probablement de classe moyenne, que nous voyons fugitivement dans le reflet d’une vitre et qui a besoin de Siti pour tenir compagnie à son vieux père malade. Le vieux monsieur est joyeux et gentil avec Siti. Comme il débloque pas mal, il la confond avec une maid précédente ou avec ses amours passées. Il parvient à faire sourire la pauvre Siti pour la première fois dans le film. Les bons moments ont une fin, lorsque le vieux monsieur meurt. Siti partage la douleur de sa patronne et se prépare à enfin rentrer au pays. Plus de quatre années ont passé depuis son départ. Siti aura travaillé tout ce temps sans le moindre jour de congé. Son bébé doit être grand et triste. Son mari est parti avec une autre femme.
Le retour de Siti est triste et sans paroles. Dans les dernières images, on la voit s’approcher de sa maison, en voie de reconstruction, avec des parpaings miséreux, sans toit, loin de ce que Siti imaginait pouvoir se payer.

Singapour, janvier 2007

Pays : Singapour

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