Les films de WONG KAR WAI survivront-ils au temps ?

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L’autre question – cette fois plus précise – serait : Wong Kar-wai lui-même, souhaite-t-il cette pérennité si bien ancrée dans la tradition de “faire oeuvre” ? Il est évident que la filmographie du cinéaste hongkongais décline une touche invariable, un style visuel marqué et des thèmes récurrents. Pourtant dans leur ensemble, les films résistent à la mémoire. Ils se livrent seulement par sensations, des images instables et incomplètes dont demeure une empreinte, somme toute éphémère. Une persistance sensuelle se substitue à la simple persistance rétinienne. Un film de Wong Kar-wai reste, de par sa nature délétère, intrinsèquement dépendant du moment de sa projection. Après quoi il s’évapore, réduit à l’état de souvenirs fragmentés, une pose, des filets de couleurs, de lancinants airs musicaux.

Un cinéma qui nous fait le coup du charme : on comprend ce qu’une telle affectation peut produire comme irritations, si l’on s’arrête à ces basiques composantes esthétiques. Car l’espace cinématographique de Wong Kar-wai est entièrement remodelé par les artifices de la séduction, la collaboration avec le chef opérateur Chris Doyle constitue un sérieux atout. La démarche est symptomatique d’une conception contemporaine du cinéma, musicale et picturale, qui signe la fin de ce que l’on appelle classiquement la mise en scène. Ce qui semble inconsistant ailleurs (des effets “clipesques et branchés”) participe à la cohérence du sujet chez Wong Kar-wai, comme la juste valeur à l’expression d’un ressenti. Voir un film de Wong Kar-wai, c’est recevoir les sensations d’un monde réticent à toute profondeur, où le désengagement a force de règle. Où l’individu est filmé dans un impossible rapport à l’autre. Entre espaces et temps atomisés, aucun repère n’existe, c’est l’idée même d’intensité qui détermine le film.

Parce que le temps leur échappe et qu’il leur est matériellement compté (les obsédantes pendules de Nos Années Sauvages), les personnages se raccrochent au présent. Cependant, l’instant se résout, de par sa construction en images, en une création fantasmatique et impalpable. Peu d’actions s’installent dans la durée, souvent bousculée par l’inachèvement (dans Nos Années Sauvages ou Chungking Express, on ne fait que se croiser) ou par la répétition brouillonne, culture du sériel qui conduit de la même façon à l’inachèvement (le ménage clandestin de Faye, la serveuse de Chungking Express chez le policier 663 ; les nouvelles chances que s’accordent les deux amants de Happy Together). Le rejet du passé et une certaine indifférence à l’égard du futur avortent tout embryon d’histoire. La caméra désenchantée traverse une faune immature refusant de se prendre en charge. Désabusés à l’avance par le réel, les héros de Wong Kar-wai fuient les responsabilités. Néanmoins – immaturité encore ? – ils rêvent naïvement de synchronie entre les êtres. Mais l’ajustement n’est qu’affaire de moment – voir la scène de danse dans Happy Together.
Ainsi mis en scène, le lien n’a pas de quotidien. Wong Kar-wai exalte le fugace – vision romantique et nerveuse des êtres, mais n’omet pas les impasses et insatisfactions qu’il engendre. Dans une scène sublime de Chungking Express, l’immatérialité propre à l’instant – ce qui le définit même dans toute sa poésie – est donnée : l’inconnue à perruque blonde et le policier 223 se frôlent dans la foule, geste bref qui les pousse à se fixer tout aussi brièvement.

Et si Wong Kar-wai filme avec style, dans le mouvement, c’est avant tout que ses héros se comportent avec style, dans le mouvement. Leur présence se limite à des poses – des corps séduisants sans autre véritable épaisseur physique. En tant que métaphore simple de leur inaptitude à gérer leur rapport au monde, ces mêmes corps sont montrés comme incapables de gérer leur rapport à la caméra. Le policier 223 (Chungking Express) s’inscrit souvent dans un coin discret du cadre (près du point phone du snack ou devant la fenêtre de sa chambre d’hôtel) ; Les Anges Déchus débute par un très gros plan d’un jeune homme qui obstrue le champ (derrière on aperçoit une femme). Chacun de ses placements incongrus ne seraient-ils pas un moyen de se faire remarquer ? Cependant, la composition spatiale de Wong Kar-wai est aussi fuyante que sa conception du temps. La vitesse en dissout la profondeur. L’étendue des lieux ne préoccupe pas le cinéaste. Des lieux, il capte les ambiances, s’en crée une idée complètement subjective et abstraite. Les filés de caméra, les couleurs et grains divers déprennent les lieux de leur unité : chaque espace compte soit pour ses qualités graphiques (les géométriques buildings de Chungking Express) soit pour sa valeur emblématique (le bar à tango de Happy Together ou les karaokés des autres films). Il devient surface picturale, dont Wong Kar-wai appréhende le rayonnement.

Il apparaît complexe de se positionner physiquement dans un tel entrelacement de subjectivité. Complexe de se positionner et de faire lien. La seule affectation possible des autres est transmise par les objets. Ils tentent d’incarner une communication. De la savonnette qui prend du poids à la peluche qui change de couleurs (Chungking Express) en passant par les outils de communication (Les Anges Déchus).
Dernier objet, la musique. Seule, elle signe le lien – qui ne viendra jamais de la parole. Les gens ne peuvent s’entendre (au propre comme au figuré) : dans la seconde histoire de Chungking Express – subtile matérialisation de l’incompréhension entre les êtres – le volume sonore d’un bar karaoké prive les héros de l’amorce d’un dialogue. Dans ce bouillonnement auditif, l’intégration de la musique comme élément quasi-figuratif révèle de vrais enjeux de mise en scène.

Et, de ce magma de sensations, des réflexions se découvrent, réflexions angoissantes s’il n’y avait quelque humour. Le réalisateur est touché par la puérilité de ses personnages. Il leur donne la beauté lisse des enfants. Et, par le biais d’un cinéma énergique et impulsif, Wong Kar-wai conte un mal de vivre – un peu naïf – d’une jeunesse sans but.

Pays : Divers

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