En seulement deux longs métrages et une tripotée de courts, Royston TAN s’est imposé comme l’un des talents les plus prometteurs de Singapour. Pris sous l’aile protectrice de l’influent producteur et réalisateur Eric Khoo (“Be with me”), il a entamé une importante tournée des festivals du monde entier avec “4:30” avant d’enchaîner sur son troisième long métrage 881, une comédie musicale dont la première a eu lieu en décembre dernier à Singapour.
Berlin, Lyon, Genève et aujourd’hui Deauville… Comment expliquez-vous le soudain engouement pour vos films ?
“15”, mon premier long métrage a su capter la curiosité des festivals, et importante était l’attente du second. J’ai finalement réussi à créer la surprise avec “4:30”. Le public berlinois par exemple fut totalement déconcerté par ce soudain changement de style. Jouer au caméléon et surprendre l’audience par des choix foncièrement différents voilà mon credo.
Vous êtes parvenu à vous affranchir de votre “étiquette” de jeune réalisateur enragé de “15” ?
Franchement : oui ! “15” a su dévoiler mon côté détonnant et rebelle ; “4:30” correspond davantage à mon côté doux. Je pense posséder différentes personnalités… je suis une sorte de psychopathe, thème que je développerai d’ailleurs dans mon prochain long métrage. Je tenais vraiment à dévoiler davantage sur moi-même.
Sur “15”, tout était question de “rythme” : les séquences s’enchaînaient à toute vitesse et le montage incluait de nombreux effets de montage. J’ai réalisé “4:30” comme une sorte de défi : arriverai-je à raconter une histoire sans effets, ni grands mouvements de caméra ? Pour moi, chaque nouveau tournage est un nouveau défi.
Vous avez réalisé un grand nombre de courts métrages tous différents par leur genre et leur style.
Mes courts métrages constituent un merveilleux champ d’expérimentation ; un laboratoire test en quelque sorte qui me confirme dans mon travail de réalisateur, mais également dans mon étude de réactions des spectateurs qui sont comme le savez imprévisibles.
Justement quels sont les réactions du public ?
Berlin a été véritablement un cas à part : le public était quasi exclusivement constitué de jeunes punks, qui devaient tous s’attendre à une nouvelle version de “15”… Je pense, qu’ils ont dû être surpris de découvrir “4:30”, qui n’est pas vraiment du même genre… (rires). Le public à Genève était également majoritairement composé de jeunes spectateurs, qui – eux aussi – devaient s’attendre à une suite à “15”…
Les différentes projections ont tout de même donné lieu à de fortes réactions. Beaucoup de spectateurs m’ont dit avoir été très touchés par l’histoire et je crois que le côté dramatique fonctionne bien. Les rires ont été les mêmes d’un pays à l’autre, et globalement le film a reçu un accueil chaleureux.
En revanche, j’appréhende quelque peu la réaction du public singapourien. “4:30” est le premier film singapourien à avoir été choisi pour clore le Festival International de Singapour et je suis très nerveux de connaître la réaction du public local.
Après vos précédents courts métrages “Mother” et “Sons”, vous rendez une nouvelle fois un vibrant hommage à l’image du père ou des parents en général…
En chacun de nous sommeille un petit enfant, qui aime à être protégé ou se soumettre à une sorte de bulle protectrice. Parfois cette recherche d’un protecteur est vaine ou la personne adulte échoue à pouvoir assumer correctement ce rôle. Je pense avoir réalisé un film sur cet enfant qui veille en chacun de nous, ou qui fait que chaque être a une partie de lui-même qui n’a jamais grandi. Il se peut qu’il y ait durant ton enfance, un événement qui empêche cette partie de grandir en toi. Tu es “bloqué”, jusqu’au jour où tu sauras trouver la force de la faire grandir à nouveau.
Quand j’étais enfant, j’étais perdu. Je n’arrivais pas à m’intégrer à la société. Avec l’âge, tu as envie de clore certains chapitres de ta vie. Avec ce film, j’avais justement envie d’en finir avec l’un et de tourner une page. Voilà ce que raconte réellement mon film.
“4:30” inclut des éléments autobiographiques ?
Effectivement. Quand je rédige un scénario ou je tourne un film, je ne peux m’empêcher d’apporter des éléments personnels. J’ai besoin de mettre du mien dans mes films, je sais qu’ainsi je toucherai du public. “4:30” m’a donné nombre d’opportunités d’intégrer des expériences personnelles.
Le temps est une donnée très importante au sein de vos films : vivre à toute allure dans “15”, le stopper dans “4:30”. Quelle importance revêt-il ?
Le temps est mon pire ennemi ! Il peut être un allié ou détruire ta vie ! A moins de pouvoir le ralentir, il signifie ton rapprochement seconde après seconde avec ta mort. Le seul moment où j’ai un quelconque contrôle sur le temps est au cours de mes films. Je peux accélérer ou ralentir son mouvement, malheureusement je n’ai aucun pouvoir sur la réalité.
Je suis un sentimental, le passage du temps me pèse terriblement. Je m’attache à de petits détails, regarder un paysage, un simple arbre, des choses qui peuvent sembler futiles. Souvent, j’ai envie de revenir à un moment précis de mon passé. Parfois même j’ai envie de changer tel ou tel événement; mais tu ne peux pas lutter contre le cours naturel des choses. Toute chose a une fin.
J’ai une fâcheuse tendance à oublier. Filmer me permet de fixer sur la pellicule et de retenir certains instants. Si j’oublie, il me suffit de regarder mes films pour m’en rappeler.
De par son ambiance et l’apparence de l’appartement, “4:30” semble imbibé de bouffées nostalgiques.
Le quartier où nous avons tourné est l’un des quartiers résidentiels typiques construits durant les années 60. J’adore l’ambiance de cette époque et dois avouer, que je suis un grand nostalgique – même si je n’ai que 30 ans. En fait, je suis déjà un vieux schnock ! (rires).
Revendiquez-vous l’influence de votre mentor et producteur Eric Khoo ?
Qui est Eric ? (rires). Nos deux films respectifs “Be with me” et “4:30” ont été conçus exactement au même moment – au cours d’un voyage commun dans un avion. Ils ont été pensés comme des “frères jumeaux” et nous avions même pensé un temps les sortir au même moment pour affirmer leur gémellité. Mais Eric a reçu l’avance sur recettes bien plus rapidement que moi, de ce fait son film est sorti en premier. Les similarités entre nos deux films sont donc volontaires – en revanche, nous nous sommes mis d’accord pour emprunter des chemins différents pour nos prochains projets.
Le suicide est un thème récurrent dans tous les films singapouriens actuels – jusque dans les films de fin d’études des étudiants en cinéma. Pourquoi ?
Je pense que le suicide fait partie intégrante de nos vies ! Quand j’ai pris l’avion pour venir à Deauville, il y avait un article mentionnant le cas d’un jeune élève sautant du quinzième étage d’un immeuble à Singapour. C’est devenu tellement banal de nos jours, que même plus personne ne se pose la question du pourquoi du comment. Je ne pouvais donc que l’inclure dans mon propre film.
L’autre thème récurrent actuellement – dans l’ensemble des pays asiatiques – est le problème de la communication.
Les asiatiques ont beaucoup de mal à exprimer leurs sentiments. Les communautés chinoises, par exemple, ne disent jamais “Je t’aime”, parce qu’ils trouvent que cela sonne faux. Cela ne peut pas s’exprimer par des mots. Il est ironique que malgré la globalisation de notre monde et le développement des moyens de communication, il ne soit pas encore possible de s’exprimer facilement. Quand tu ne sais pas comment exprimer un sentiment, on t’intime de te taire, plutôt que de tenter de le décrire. C’est notre mentalité en Asie. J’espère sincèrement qu’aborder ce problème par le biais de films fasse avancer les choses. Il est tout à fait malheureux de penser que nous vivons tous dans un même monde et que nous ne sommes pas capables d’en parler.
Et vos problèmes avec la censure ?
Cette fois, j’ai obtenu la classification “PG” (tout public), nous avons été tellement “subtils”, que personne n’a rien remarqué – il faut préciser qu’ils passent les films en avance rapide pour juger de leur contenu…
Pourquoi le gouvernement singapourien ne vous soutient-il davantage, malgré l’engouement de la presse et du public pour vos films ?
C’est uniquement une question de profitabilité. J’œuvre dans un type de films, qui réussit à être bénéficiaire en s’exportant, mais pas suffisamment pour pouvoir intéresser les autorités. Néanmoins, les mentalités semblent changer grâce au succès mondial des films d’Eric Khoo et à “4:30” qui est le premier film singapourien sélectionné au Festival de Berlin. J’espère que ces exemples leur prouveront qu’il existe un véritable marché du film Art & Essai.
Cette année, pas moins de dix films devraient sortir sur les écrans singapouriens, c’est du jamais vu depuis les années 60. Il y a également une nouvelle salle art et essai qui vient d’ouvrir, ce qui porte leur nombre à trois. Sans négliger un regain d’intérêt de la part du public. Tout ceci devrait contribuer à éveiller l’attention du gouvernement pour le cinéma art & essai, et le motiver à s’impliquer davantage dans son financement.
Philip Cheah et l’équipe du Festival du Film International de Singapour a également largement contribué à la renaissance du genre. Il a été le premier à attirer l’attention du monde sur la ville de Singapour, le premier à montrer des classiques hollywoodiens, puis des films de tous pays, dont ceux de Singapour.
Singapour pourrait devenir un carrefour pour les coproductions asiatiques à venir ?
Je n’aurais pas cru cela possible il y a encore quelques mois, aujourd’hui je pense le contraire. Une telle initiative pourrait contribuer à rassembler des fonds nécessaires au financement de certains projets. L’actuelle cinématographie singapourienne est très jeune et nous avons besoin de l’expérience d’autres pays pour apprendre par exemple comment exporter nos films.
En revanche, je suis contre sur le long terme. Le risque de telles coproductions est qu’elles privilégient l’aspect commercial – trop d’argent investi tue la créativité… et la propre identité d’un pays. Mais actuellement pour redresser notre cinématographie, je pense que c’est un passage obligatoire.
J’ai eu une expérience extrêmement heureuse en étant coproduit par des japonais, qui ont financé mon projet à hauteur de 50 % et m’ont laissé une entière créativité artistique. J’ai eu beaucoup de chance, les coréens et les japonais sont conscients du potentiel des projets pan-asiatiques.
Vous avez réalisé votre court métrage “Monkey Love” à Hokkaido au Japon, pourquoi ?
J’ai été invité à participer à un atelier créatif au Japon. Au bout de deux mois, j’ai choisi le thème de “Monkey Love”, c’était l’exacte représentation de ce que je ressentais à l’époque : une extrême solitude. Le film est comme un journal de ma vie sur place, et le singe bien entendu c’est moi.
Votre prochain film ?
Il sera en partie cofinancé par l’atelier de promotion du Filmart de Hong Kong (HKIFF). Le titre est d’ores et déjà arrêté et comportera une nouvelle fois un chiffre ! Nous sommes en pleine écriture et j’espère le terminer en temps et en heure malgré mes incessants déplacements à l’étranger.
Propos recueillis au Festival de Deauville (mars 2006).
Chaleureux remerciements à Virginie Montet et Celluloid Dreams.
Pays : Singapour