Pourrais-tu décrire ton parcours scolaire et professionnel avant d’arriver au cinéma?
Mon passé se trouve dans l’Histoire…Je n’ai pas de sérieuses formations en Histoire, mais plutôt dans le Département du Développement Economique de notre gouvernement. A ce moment-là, au début des années 90, l’Etat commençait à promouvoir l’industrie cinématographique du pays. J’ai alors décidé que je n’étais pas très bon dans le rôle d’un fonctionnaire et je crois que mes supérieurs partageaient mon avis. Un de mes amis travaillait sur la coproduction singapo-honkongaise “Bugis Street” de Yonfan, le “John Waters” du film hongkongais. Il m’a alors invité à rejoindre la production en tant que second assistant réalisateur. Le titre était assez ronflant et il m’a assuré, qu’il avait l’air bien plus glamour que n’était le poste…et ça s’est effectivement vérifié par la suite. J’ai donc rejoint l’équipe et ai pris beaucoup de plaisir à travailler avec eux. J’ai alors pris la décision de partir pour les Etats-Unis pour suivre une meilleure formation à New York ou Los Angeles. Il n’existe pas d’école pour apprendre le cinéma à Singapore et j’ai eu la chance de pouvoir partir là-bas. Après un an, Eric Khoo est arrivé à Los Angeles avec sa femme et ses enfants. Il m’a demandé si je pouvais m’occuper de ses enfants, les sortir un peu et les emmener à Disneyland. Je ne pouvais décemment refuser ! Il m’a demandé ce que je faisais et quand je lui ai dit que j’étudiais dans une école de cinéma, il m’a conseillé de ne pas passer trop de temps à faire des études pour ce métier. Que lui-même avait passé trois ans dans une école de cinéma en Australie et que tout ce qu’il y avait appris était comment boire un maximum de bières et que tout l’argent dépensé aurait bien mieux été investi dans la réalisation d’un court-métrage. J’ai alors rassemblé mes propres deniers et financé mon premier moyen-métrage.
Tu sembles être un grand nostalgique ?!!
Oui, tu peux me traiter de réalisateur nostalgique, amoureux d’un certain passé. Je m’intéresse beaucoup à l’Histoire, notamment par mes propres racines. Notre système éducatif à Singapour est terriblement rigide – je ne sais s’il s’agit là d’un héritage de l’ancienne colonisation britannique. Dès le plus jeune âge, nous sommes conditionnés à suivre soit la voie des sciences, soit celle de la médecine… soit – en vilain petit canard – celle des métiers artistiques, ce qui est quasiment perçu comme une insulte au sein de la société. J’ai voulu étudier l’Histoire, mais mon enseignant à l’époque m’avait prévenu, que si je choisissais ces études, j’allais me retrouver dans la dernière des classes de l’Université, entouré de voyous et de cancres. Que je n’aurais aucun avenir. Pourtant je mourrais d’envie d’étudier l’Histoire.
Il est incroyable combien d’épisodes historiques sont tues au sein de notre pays. Même si tu t’intéresses à l’Histoire récente – admettons celle après l’instauration du régime en 1965 – tu ne sauras lire, que ce que l’Etat veuille bien en dire. Si tu racontes aux jeunes quelques pages plus sombres de l’Histoire du pays, que tu aurais pu étudier en-dehors de Singapour ou dans des livres d’Histoire étrangers, ils ne vont pas te croire.
Mon oncle a participé deux ans durant à la Guerre du Vietnam. Le gros du pétrole et de l’essence utilisés par les américains durant le conflit provenaient bien évidemment de Singapour, archipel le plus proche du lieu du conflit. Les sociétés Shell et BP accostaient donc leurs bateaux dans le port de Singapour et tout le commerce était régi par des sociétés singapouriennes. Pendant ce temps-là, mon oncle – et même ma grand-mère, prise à partie durant le conflit – perdaient tous deux la raison. Mon oncle n’a jamais voulu croire, que l’état de Singapour avait soutenu l’armée américaine. Si tu racontes l’anecdote à un singapourien de nos jours, il en sera de même.
Il existe un célèbre livre écrit par un journaliste singapourien ayant couvert le conflit ; mais au lieu de dénoncer les horreurs et problèmes liés au conflit, il ne s’attache qu’à décrire les actes héroïques et le gain de médailles. Voilà ce que le régime permet de publier et de faire connaître des pages sombres de sa propre histoire. En racontant ces histoires, j’espère attirer l’attention sur des faits méconnus et ouvrir davantage les esprits de mes concitoyens, qui pourraient à leur tour se décider à en faire autant.
Dans “Perth”, l’interprète du rôle du poète est en fait un gangster réputé, qui a déjà purgé une peine de prison de sept ans pour trafic de drogue. Je l’ai rencontré à l’enterrement de ma seconde grand-mère. J’étais intrigué par son allure et je demandais autour de moi, qui pouvait bien être cet inconnu. On me répondait, qu’il s’appelait “Apachi”, parce qu’il avait du sang indien coulant dans ses veines. Habillé de bottes et d’une veste de cuir, il fallait absolument que je l’aborde pour lui parler de mes projets de film et tenter de le convaincre d’y tenir un rôle. Finalement, ça s’est bien passé, même s’il m’a avoué n’avoir jamais pensé finir comme un acteur en se rendant à un enterrement (rires). Bref, il m’a raconté que les premiers singapouriens à “s’exporter’ pour tenter de s’implanter à l’étranger avaient été les gangsters. Ils avaient jeté leur dévolu sur l’exportation maritime vers Rotterdam et avaient été les premiers à monter un solide trafic de drogue à la fin des années 70. Ils opéraient sur place à partir des quartiers de Chinatown. Tout ce qui touchait de près ou de loin à la drogue était donc régi par eux ! Puis les turcs sont arrivés dans les années 80, puis d’autres et il y a eu les fameuses fusillades et ils se sont retirés du marché. Qui le sait ? Personne, car le gouvernement tente à tout prix d’étouffer cette page peu glorieuse de son Histoire.
Tu sais, Royston (Tan, réalisateur de “15”) a eu pas mal de démêlés avec certains gangs sur le tournage de son dernier film, ce qui lui a inspiré une belle histoire à tourner.
Pourquoi tu ne la réaliserais pas ?
Le mec – Apachi – n’attend que moi pour commencer le film ! Pendant le tournage de “Perth”, il me prenait à part en me confiant, qu’il allait y avoir un règlement de comptes entre gangs le soir même ou qu’ils allaient tabasser un mec dans la rue et que je devais prendre ma caméra pour venir tourner une vraie scène pouvant me servir pour un futur film (rires). Je craignais qu’en suivrant son invitation, je me réveille le lendemain matin avec un dragon tatoué sur mon dos. Je n’aurai plus eu de problèmes de financement de mes films, mais je n’aurai réalisé plus que de films à la gloire des gangsters jusqu’à la fin de mes jours …
Le manque de communication occupe une large place dans les films actuellement tournés à Singapour. Comment expliques-tu cette thématique commune entre réalisateurs ?
Depuis l’instauration du régime et les changements politiques intervenus en 1965, nous sommes véritablement conditionnés. Les singapouriens sont persuadés ne pas pouvoir provoquer des changements notables. Encore une fois, le régime actuel a largement contribué à cet état de fait. La seule chose que puisse faire la population est de se plaindre. Se plaindre, se plaindre et encore se plaindre à longueur de journée, puis rentrer chez soi, se coucher et ne rien faire à l’encontre des soi-disant malaises du système.
C’est comme en France, alors ?
(rires) Vraiment ? Sauf que chez nous, l’Etat empêcherait toute tentative de changement ! Tu ne peux jamais rien tenter, il n’y a pas moyen à ce que nous sachions faire bouger les choses. Pour moi, ces complaintes et lamentations posent un véritable problème. Les gens se lamentent à longueur de journée, mais c’est presque devenu monnaie courante, les gens critiquent l’Etat juste pour… critiquer ! Mais personne ne propose de solutions. J’ai tenté de sous-entendre cet état de fait durant mon film. Je ne les pointe pas explicitement du doigt, mais que j’ai tenté de les laisser transparaître au cours de quelques séquences.
Ces sempiternelles lamentations entre singapouriens ne valent finalement rien. En revanche, quand le personnage de Harry Lee se tait, il y a une véritable signification de son silence, qui est bien plus parlant que ses paroles. Eric (Khoo, réalisateur de “Be with me”) a la même approche ; ses films sont quasiment muets, mais très parlants par ses silences.
En fait, tu as tout à fait raison, Royston (Tan) a également cette même approche.
En parlant de sous-entendus, je me demandais, si le nom de “Harry Lee” était une véritable coïncidence ?
(Sourire mystérieux). Oui… c’est en cherchant dans les pages jaunes, que j’ai…
Non, Harry Lee est… Revenons une nouvelle fois à l’Histoire : quand Lee Kuan Yew a pris le pouvoir à la fin des années 50, il ne parlait pas un mot de chinois, étant de la même descendance malayenne que moi. Comme il est extrêmement intelligent, il a compris très rapidement, que sa seule chance de gagner le pouvoir était de s’assurer les 75 % de voix de la population chinoise… et il s’est mis à apprendre le chinois. Mais en faisant cela, il a également rejeté en bloc ses anciennes origines et a laissé tomber son nom “Harry” pour ne plus garder son nom chinois de Lee Kuan Yew.
Mon personnage “Harry Lee” est le parfait opposé de ce politicien. Il ne rejette en rien ses racines. Je crois que je suis l’un des tous derniers à parler le malais à Singapour. Mon frère – seulement plus jeune de dix ans – et tous mes cousins ne parlent plus du tout cette langue ! Quand je me rends en Indonésie et que j’indique au chauffeur de taxi où je veux me rendre, il me demande si je viens du Japon et de Taiwan, mais ne me croit pas que j’habite Singapour ! C’est tellement ironique. Singapour jouxte la Malaisie et l’Indonésie ; ce sont nos ancêtres et nos actuels frères et voisins – et nous ne savons même plus parler leur langue ? Je n’arrive pas à comprendre ! Ma propre culture devient un truc à ranger dans un musée. Tu trouveras toujours des babioles vendus sur un marché à touristes, tu trouveras des plats et à ta demande quelques autochtones vont te faire une danse… mais c’est une culture MORTE ! Tous les gens de ma génération ont été absorbés par cette majorité écrasante chinoise.
Par le passé, il existait également différents dialectes chinois ; mais ceux-là aussi ont été totalement oubliés et perdus.
Si tu prêtes attention, dans mon film, quelques vieillards parlent encore un ancien dialecte ; mais dans le langage courant, tu ne l’entendras plus.
Ca me rappelle, ce que tu as dit concernant les changements urbains plus tôt : tous les immeubles laissent place à d’autres immeubles…
Les immeubles sont une chose… Les habitants de Singapour appellent leur ville “sans visage”. Mais si tu te donnes la peine de pousser plus en avant tes investigations, tu peux encore trouver des mélanges d’anciennes cultures. Singapour est un lieu rassemblant tant de nationalités différentes en un espace limité. Pense seulement aux différentes langues, que tu peux encore y trouver : anglais, pagan, malais, chinois… et souvent tout se mélange en une seule phrase (le singlish). Beaucoup de gens me l’ont fait remarquer pendant le tournage et c’est effectivement à ce moment-là, que je me suis interrogé sur la fonction du langage dans une société. Singapour est encore un lieu très riche pour cet échange culturel. Quand tu te rends en Suisse, on y parle français, allemand et suisse, mais ils ne mélangent pas ces trois langues en une seule. Même chose pour la Belgique : on y parle le Flamand, le Français et l’Allemand, mais ils n’ont pas créé de langue unique de ce mélange.
Idem pour la religion : à Singapour, tu peux entrer dans un temple chinois, qui va abriter un autel hindou dans une seconde pièce. C’est vraiment unique au monde. Comme je l’ai également dit plus tôt : tu peux changer la “hardware”, mais il est beaucoup plus difficile pour la “software”.
En revanche, ce qui se passe en ce moment, c’est que le gouvernement impose de changements drastiques en déni avec cette richesse culturelle. Prends Chinatown, par exemple : les autorités y ont considérablement augmenté les loyers, obligeant les chinois d’abandonner leurs appartements. Ils vident non seulement la ville, mais également un quartier de son identité première. On arrache les racines d’une culture et c’est une véritable perte !
Dernière question. Pourquoi avoir choisi Perth ? J’y ai personnellement passé plusieurs semaines de ma vie et à part boire de la bière, il n’y a pas grand chose à y faire…
(rires). Passe à Singapour, ils y servent également une excellente bière !
Perth, à l’image de Lyon en France, est la seconde ville pour Singapour ; sauf que c’est un peu à l’étranger, parce que Singapour est tellement petit, que nous ne pouvions y faire tenir de seconde ville ! Alors, nous avons pris d’assaut Perth pour l’approprier.
Elle est à cinq petites heures de vol de Singapour et nous n’avons finalement aucun problème avec les australiens. Ils ne voient pas du tout la couleur de ta peau, que tu sois blanc ou jaune ou noir, du moment que tu leur rapportes des sous ! La nourriture y est bien moins chère et tu peux y acheter une voiture à prix raisonnable. Tu peux t’acheter une maison et le climat est bien plus tempéré. Tu as de la place pour aller te balader, pêcher… bref, tous ces petits plaisirs auxquels nous ne pouvons prétendre à Singapour. Perth constitue donc une sorte de ville utopiste pour tous les singapouriens et constitue la seconde plus forte population singapourienne au monde. Quasiment tous les membres de mon équipe de tournage avaient une seconde maison à Perth ou de la famille y vivant.
Pour l’anecdote, l’acteur interprétant Harry Lee est une personne assez aisée. Sa femme est une critique du milieu de la restauration très en vue. Le jour où je l’ai appelé pour parler de mon scénario, il était en train de goûter les derniers millésimes de vins au fin fond de l’Italie. Je lui demande, quand il sera de retour pour pouvoir lui passer mon scénario et il me dit, que ce ne sera pas facile, car il ne reviendrait que pour une journée sur Singapour avant de rejoindre son lieu de résidence à… Perth ! Je savais alors, que j’avais en main le scénario qui lui fallait (rires).
C’est donc un réel échappatoire pour tous les singapouriens ; mais ce n’est pas qu’un rêve. Quand je prends un taxi à Singapour – meilleur moyen, selon moi, de prendre la température sociale d’un pays, en les écoutant parler de leurs histoires et de celles des autres clients – les chauffeurs me disent tous mettre de l’argent de côté pour pouvoir un jour partir pour Perth. De même que pour éviter le service militaire, il suffit de partir pour Perth, afin de ne pas être enrôlé.
En fait, je ne comprends pas vraiment l’actuel gouvernement à tant nous pousser à abandonner la ville de Singapour pour partir à Perth…
Notes :
1.: Le premier producteur avait fait traîner les choses en promettant beaucoup d’argent à Djinn, alors qu’il n’avait rien. Quand Djinn s’en rend finalement compte, il décide de trouver un autre producteur et décide de le tourner en DV pour économiser le budget. Suite au succès du film dans les salles singapouriennes, le premier producteur a bien évidemment réclamé de l’argent, en disant que Djinn lui aurait volé l’idée du film.
2.: Pontianak est une mystérieuse femme, qui cache derrière sa belle première présentation un visage démoniaque. Elle persécute ses victimes en volant dans les airs. Sa rancune est due soit à cause de son décès en donnant naissance à un enfant, soit pour avoir été abusée par des hommes.
Propos recueillis et traduits par Bastian Meiresonne dans le cadre du 11e Festival de Cinémas & Cultures d’Asie de Lyon, le jeudi 10 novembre 2005.
Photographies de Sylvain Garassus.
Pays : Singapour