Ce bel album de bande dessinée d’Alexis Bacci prend pour sujet les « Ama », ces femmes qui plongent en apnée sans aucun matériel à la recherche des précieux ormeaux de la mer du Japon. Elles appartiennent presque à un autre siècle et ont des règles bien à elles.
Dans Dérives, les Ama deviennent un sujet de reportage pour un bouillonnant journaliste tokyoïte. En septembre 2001, alors que toutes les rédactions ont les yeux braqués sur le World Trade Center, il doit se mettre au vert pour ne pas risquer sa vie. C’est donc un sujet idéal puisque les Ama en question exercent leurs talents dans la baie d’Ago. C’est à plus de 700 km de Tokyo !
Le journaliste flanqué d’un jeune stagiaire découvre alors un monde hors du temps. Les Ama sont des femmes fortes, travailleuses acharnées, autonomes et sentimentales. Elles luttent dur pour faire survivre cette « dynastie » féminine. Mais les jeunes préfèrent s’amuser, c’est bien connu ! Elles sont passées de plus de 70000 dans les années 1950 à moins de 3000 à l’orée du 21ème siècle.
La profession exclusivement féminine agonise en raison de ses conditions très rudes : le froid, la difficulté d’extraction des ormeaux entre les rochers. Elle se plie aussi aux règles de préservation de la nature tandis que des braconniers (hommes) ne respectent rien.
Le bel album d’Alexis Bacci rend surtout compte de la profession et des croyances qui lui sont attachées à travers la conversation de la vieille Fujiko qui nourrit et réchauffe les Ama après leur rude journée. Pleine d’humour et clairvoyante, elle raconte aussi le monde flamboyant des profondeurs, le navire englouti et l’amour. Son récit devient alors fantastique.
Le bédéiste assure un juste équilibre. Il nous immerge dans le monde moderne avec tous les éléments concrets du bon reportage et ses informations précises. Et puis il nous plonge aussi (sans jeu de mots…) sous des eaux fantastiques avec l’amour d’une Ama pour un monstre marin.
Le style graphique est assez anguleux, géométrique. Les colorations sont monochromes, mais variées, travaillées en volumes. L’image est sans fioritures, minimaliste dans la composition des vignettes. Des pleines pages très dynamiques tels ces poissons qui semblent s’évader du cadre. L’héritage de l’ukiyo-e se retrouve magnifiquement assimilé dans certaines planches.
Une belle œuvre de fiction sans concession et humaniste qui nous en apprend beaucoup !
Notons aussi un autre bel album sur ce sujet Ama, le souffle des femmes de Manguin et Becq aux éditions Sarbacane.
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
Dérives, scénario et graphisme d’Alexis Bacci, 232 pages, 29€,éd. Glénat.