De Pont-de-Chéruy (Rhône) à Pondichéry (Inde) : l’incroyable et néanmoins véridique histoire de la planche à clous

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Extrait du Journal des Voyages & des Aventures de Terre et Mer, Année 1892, Vol. XXXVII, n° 215 :
“De notre envoyé spécial de Pont-de-Chéruy (Rhône) à Pondichéry (Inde) :
… Enfin vient d’être révélée la solution d’un phénomène mystérieux et stupéfiant, généralement taxé de supercherie (superchéruy ou rebondichéry suivant les auteurs) par les voyageurs incrédules animés d’un esprit étroitement rationaliste, et dont les fidèles lecteurs de nos reportages de l’Extrême-Orient sont familiers. Rassurez-vous, point ne s’agit cette fois de la célèbre “corde magique” ni de flûtistes charmeurs de serpents. Voici la teneur de cette autre et combien passionnante énigme.

Les voyageurs en Inde – je parle des vrais connaisseurs de l’Inde profonde, non d’une délicate mais bien superficielle gentry de passage au Raffles à Singapour pressée d’aller précautionneusement s’installer dans un des palaces de l’Inde romantique tel le Ganga Kinare à Rishikesh ou le Raj Palace Jaïpur de Delhi – ; les authentiques explorateurs, donc, ont pu grâce à de longues tentatives d’approche des assemblées brahmaniques, ayant à cet effet mis avant toute chose patiemment en confiance quelque vieux sage plein de méfiance à l’égard des grimaces de pisse-copie arpentant les cinq continents à l’affût de sensationnel à bon compte (l’adage le dit bien, “ce n’est pas au vieux sage qu’on apprend, etc. …”), ont pu assister à des séances souvent secrètes au cours desquelles un fakir (ou fakhir) en état de transe initiatique s’élance d’un bond sur une planche hérissée de rangées serrées de clous acérés, sur lesquels il marche, danse, s’assied, se couche, sans manifester le moindre signe de souffrance ni qu’aucune traînée sanglante n’en macule les dards ni le sol, qu’aucune goutte de sang ne gicle à travers les tourbillons de ce ballet infernal.

Des conjectures sans fin ont été émises à ce propos, alimentant tant jacasseries de soirées mondaines, soi-disant confidences d’après-dîners d’ambassade (…combien de Majors des régiments de Cipayes ou de Queen’s Gurkha Officier n’ont-ils pas été sollicités, parfois à la promesse de faveurs intimes, par de “young but so noble ladies” à dentelles froufroutantes appartenant à la plus haute société britannique, ou même de la part de telle “Madam”, digne “but not so young” hélas, et désavantagée par le face-à-main – “lorgnette” dit-on à Londres – d’une “si légère myopie…”) – ou autres bavardages des cocktails-parties de lieux fermés aux autochtones (qui savent ici comme ailleurs qu’ils feront tintin dans les clubs réservés des concessions internationales, à l’instar de Shanghaï ou Canton où s’affiche avec morgue et sans vergogne la si tristement célèbre et déplorable formule “No dogs or chinese allowed”), – tant vous dirai-je que les filandreuses considérations pseudo-savantes d’ouvrages insipides et soporifiques s’appesantissant sur les “coutumes exotiques”, les situant de préférence dans d’hypothétiques contrées inaccessibles et d’une radicale étrangeté.
Bien au-delà de telles vaines balivernes, l’enquête approfondie et d’une incontestable compétence dont nous sommes en mesure de vous communiquer ici et pour la première fois les résultats a été le fait du savant naturaliste de renommée mondiale, Lord Grosvenor, Esq. (*).

Ayant, grâce à son ancienne familiarité des milieux indouistes et surtout à de hautes protections obtenues non seulement du fait de sa notoriété mais, comme il me l’a discrètement laissé entendre sans vouloir s’étendre, par ses hautes accointances avec des sociétés initiatiques qui n’apparaissent jamais au grand jour, pu s’approcher de très près d’un de ces tapis cloutés, son acuité d’observateur s’exerçant sur les tiges d’un aspect de fer rouillé que venait de laisser derrière lui le fak(h)ir, il eut la révélation d’un tour de force apparemment incompréhensible ; ce qui semblait, pour un regard non exercé et égaré par un mélange de fascination et d’épouvante, être un ensemble menaçant de pointes métalliques, se révélait une brassée de grands clous de girofle (type de référence : Eugenia caryophyllata Thumb., couramment l’espèce Caryophyllus aromaticus L., qui est “l’ embryon de la fleur desséchée du giroflier avec le calice et le germe” – Journal Asiatique, Quatrième série, tome X, Paris, Imprimerie Royale, 1847) d’une espèce particulière à certaines régions des Indes, plutôt rare d’ailleurs, qui présente une sorte de dard prolongeant de cinq et parfois six centimètres l’enveloppe ligneuse contenant la graine, laquelle forme, à la faible différence des autres variétés, une excroissance pointue d’un côté et une face plane de l’autre, ce qui lui donne l’allure d’un de ces longs clous de charpentier que nous connaissons bien pour les employer nous-mêmes lorsque, enfin de retour dans nos Worcestershire, Herefordshire ou Cheshire natals, nous sommes amenés à des réparations dans le boisage de nos timber-framed cottages, ou bien quand, en visite à la résidence d’été pré himalayenne d’un compatriote de la British Indian Army, nous prêtons la main et l’œil à la poutre de ce voisin et riverain du Brahmapoutre.

Tout s’éclaire donc à merveille si l’on suit dans ses moindres détours l’enquête menée par Lord Grosvenor ; l’épiderme fessier de ces magiciens d’Orient, bien qu’aguerri à des sièges beaucoup moins moelleux que nos coussins garnis de bonne laine des moutons du Southdown (que je mettrais volontiers et sans chauvinisme excessif en balance avec le fameux Cachemire), n’a pas, proclamons-le désormais haut et fort, les propriétés sortant de l’ordinaire d’un cuir dont le tannage aurait bénéficié dans son modus operandi immémorial de la transmission cachée d’une très ancienne corporation remontant à l’ancienne Mésopotamie ou à la haute Egypte. N’ayant pas eu dans la civilisation moderne l’insigne privilège du chevalier des terres occidentales de blanchir sous le harnois sans monter à cru, le fakhir jouit comme il peut d’un postérieur recuit et bruni par les intenses chaleurs madrassiennes, depuis une tendre enfance exposée aux injections – risquons l’image – pour ainsi dire “sous-cul-tannées” d’un soleil impitoyable.

Bien entendu, objecterez-vous – Ô éminents et si respectables esprits, pourfendeurs de la superstition et de l’imposture et sans défaillance ni concession sur les exigences de cet examen critique qui fait la gloire, le triomphe et l’indépassable efficacité de notre savoir occidental ! -, des stations prolongées et toutes sortes de contorsions cabriolesques sur des brassées de cloutages même giroflesques ne peuvent guère malgré tout éviter de blesser tant soit peu un postérieur ou tout du moins d’y laisser quelques traces sensibles et visibles.

C’est ici, chers impatients, que votre sagacité ne doit pas se laisser prendre en défaut. En l’occurrence, acceptez de laisser se détendre un peu votre machine cérébrale en ces heures de lecture du soir qui vous accordent quelques loisirs bien mérités au terme d’une trop laborieuse et fiévreuse journée de spéculations hasardeuses dans votre bureau de la City ou de torves manoeuvres politiciennes au fond d’un Foreign Minister d’affaires si étranges qu’elles vous sont à la longue devenues totalement étrangères. Bref, tel un Watson hors consultations s’offrant voluptueusement et confortablement à la douce chaleur de l’âtre dans un fauteuil de Baker Street et abandonnant sans condition ses oreilles aux géniales et imprévisibles ratiocinations d’un Sherlock Holmes, laissez-vous conduire vers la conclusion de cette affaire, laquelle, quelque indispensable rappel de connaissances aidant, vous semblera bientôt d’une simplicité si enfantine que vous serez un peu décontenancés de ne pas y être parvenus vous-mêmes d’emblée. Voyons, vous n’êtes pas sans vous souvenir des contusions consécutives à vos escapades de jeunes gaillards turbulents, qui marbraient vos abattis lorsque vous rentriez à la maison tous blazers et fonds de culottes en lambeaux, d’abord exposés à la colère de pères excédés mais bientôt pris sous la protection de trop tendres mères qui, telles d’antiques éoles maternelles, vous abritaient prestement sous leurs ailes pour vous éloigner de l’orage afin de soigner vos plaies à l’aide de teinture d’iode, de lotion à l’arnica ou d’un onguent d’officine propre à atténuer vos douleurs et à faire promptement disparaître tout hématome en attendant la prochaine mêlée dans une nouvelle tourmente d’é(c)ole buissonnière. Les fakhirs, pour leur part, s’ils n’en sont plus à ces débordements juvéniles, savent toutefois, depuis une enfance qui fut le plus souvent rien moins que tendre, que le clou de girofle exerce une action non seulement désinfectante mais puissamment analgésique et résolutive. On les envoyait dès tout petits dans les jardins pour des cueillettes diverses, pas seulement de clous de girofle mais aussi bien de noix de muscade, d’ylang-ylang ou de fruits du cannelier.

Ainsi, l’ascèse de la planche à clous – … mais strictement de girofle ! – a pour effet de porter remède presqu’instantanément aux lésions dommageables des piqûres, blessures et autres meurtrissures, lesquelles, engendrées, non comme une imagination naïve, hâtive et mal informée inclinerait à le penser, par des aiguilles métalliques mais des épines végétales vite émoussées consécutivement à des assises d’ascèses répétées, sont en tout état de cause à la longue d’un impact toujours moindre. En toute modestie, risquons maintenant une hypothèse : ne pourrait-on presque voir dans le fakhirisme la prescience d’un traitement prophylactique, la variante chamanique d’un savoir empirique des anciens peuples sur l’usage des plantes dans les pathologies ? – une médecine intuitive en quelque sorte, acquise dans l’expérimentation tâtonnante des générations multiséculaires encore démunies d’une véritable science.
Rendons ainsi hommage à Lord Grosvenor (Esq.) dont je ne me suis fait ici que l’imparfait interprète.
Alfred-André Roultabosse, grand reporter. Merci Gérard Fiot, son illustre arrière-arrière petit-fils.

(* : on se souvient que la même lignée illustre a connu une Lady Lettice Grosvenore à qui a été dédié le Siraitia grosvenorii_Swingle_C. Jeffrey ex Lu et Z., synon.: Momordica grosvenori Swingle, fruit d’un arbre du sud-est asiatique et nommé en chinois “luo han guo”, l’un des fleurons de la pharmacopée de l’Empire Céleste).

Pays : Inde

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