Bien qu’il ait une grande carrure, avec son esprit un peu simple et sa tendance à pleurnicher, Masaru Kurami a du mal à s’imposer en société. Il a pourtant une belle compagne, il met du cœur à l’ouvrage mais le jeu et les sociétés de crédit louches l’ont conduit dans une situation difficile. Il est alors repéré par un yakuza qui va utiliser le physique de Masaru pour son propre profit. Un changement de style, un passage chez le coiffeur, des lunettes noires et le voilà devenu quelqu’un d’impressionnant, que les gens évitent. C’est parfait pour son travail de recouvrement de dettes ou d’escorteur de prostitués. Il est bien payé, son boss malgré son air strict prend bien soin de ses employés : tout à l’air d’aller bien. Un jour cependant il accompagne son chef dans un quartier sordide où il découvre un élevage d’anguilles. Le lieu et les ouvriers sur place lui donnent la chair de poule. Lorsqu’on lui demande plus tard de convoyer de nuit un colis jusqu’à cet endroit, il sent bien qu’une limite a été franchie et que son boss est moins propre qu’il en donne l’air.
Ce manga raconte la lente descente aux enfers d’un homme trop gentil par rapport à son physique. Le dessin assez réaliste et les multiples détails tendent à instaurer peu à peu une atmosphère pesante et étouffante. Bien que ne voyant que la surface des affaires de son boss, on sent bien que beaucoup sont très sombres. Tous ceux qui côtoient ce milieu possèdent une noirceur au fond d’eux, plus ou moins grande, même les simples débiteurs. Masaru ne veut pas s’impliquer plus, exécutant juste les ordres sans se préoccuper du pourquoi et du comment. Mais cela semble de plus en plus difficile pour l’homme sensible qu’il est. Culpabilité, confiance, besoins, respect, tout s’entremêle dans son esprit ; l’histoire et le visage défiguré d’un des employés de l’élevage d’aiguilles achèvent de la perturber. Malgré l’assurance qu’il a gagnée avec l’apparence que lui a prodiguée son boss, on sent bien que sa carapace reste fragile. Et les affaires louches auxquelles il va être mêlé risquent bien de la fissurer. Après l’île infernale (et la parenthèse Moon Shadow), Yusuke Ochiai revient en grande forme avec cette adaptation d’un roman de Yu Takada. Son trait est idéal pour donner corps à ces personnages marqués et sombres. Son graphisme arrive sans aucun mal à nous ressentir le malaise propre à l’univers qu’il nous décrit. Et même s’il est plus réaliste que le monde cruel dépeint dans l’île infernale, l’ambiance instaurée est telle que l’on se sent encore plus mal. Plein de petits détails, même en dehors du lugubre élevage d’aiguilles, contribue à rendre l’ensemble lugubre malgré quelques passages qui se veulent plus lumineux. C’est du grand art et les amateurs de polar noir seront aux anges. La suite promet en tout cas de nous plonger encore plus dans l’obscurité et c’est pourquoi nous l’attendons avec impatience.
Fabrice Docher
ANGUILLES DEMONIAQUES (UNAGI ONI) volume 1 de Yusuke OCHIAI et Yu TAKADA (2014)
Thriller, Japon, Komikku éditions, février 2016, 202 pages, livre broché 8.50 euros