L’honorable partie de campagne paraît aux éditions Sarbacane.

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Tokyo, 1922, l’exposition universelle au parc Meiji bat son plein. Et tous veulent prendre place dans l’hydroplane, la grande attraction de l’année. Raucat-San, un Suisse mandaté par la commission de morale sociale du bureau de la Société des Nations y aborde 2 jeunes Japonaises dont la beauté de l’une le pousse à les inviter pour une escapade sur l’île d’Enoshima. Bien sûr, cela ne se fait pas ! Et un industriel autochtone voit là une occasion de se faire valoir auprès de « l’honorable étranger » en l’invitant sur le champ à l’y accompagner.

Le séducteur invétéré parviendra-t-il à ses fins ou devra-t-il composer avec le petit industriel encombrant ? C’est ce que nous raconte le scénario de Jean-David Morvan emprunté au roman de 1924 de Thomas Raucat (1) : L’honorable partie de campagne. Un pseudonyme inventé pour convenir aux oreilles nipponnes, « tomarou ka » signifiant une invitation à partager une chambre pour le plaisir ! Il définit totalement le héros de l’album qui collectionne les jeunes femmes comme elles les obi. De même, il en donne le ton : humoristique dans sa façon d’aborder le choc des cultures. Dans le Japon de ces « années folles », tout est « honorable ». Le pays se modernise et s’ouvre, mais les mentalités restent complexes, pétries de règles de bienséance et de tabous indépassables.

La bande dessinée, comme le roman, les décortique et les pousse jusqu’à la caricature pour notre grand plaisir. Chaque chapitre reprend le point de vue interne d’un personnage : jeune fille modeste, industriel bourgeois, chef de gare, mère, gérante de ryokan, geisha, étudiant : autant de profils sociologiques mis sur le devant de la scène et étudiés avec sagacité. L’épisode hilarant de la passerelle écroulée se déguste en différentes étapes. La seule vérité étant celle de l’Empereur ! (sic).

Plus sérieusement, c’est le sort bien tragique réservé au « sexe inférieur » selon les bourgeois japonais, mais aussi intériorisé par les femmes elles-mêmes, qui ne manque pas de nous toucher. Finalement seules les geishas s’en sortent bien car elles sont indépendantes. Les autres, femmes mariées et o-jorosan (filles de joie), « ont leur existence assurée par leur soumission aux messieurs ».

Le dessin en quadrichromie assuré par Roberto Melis rend bien compte du paradoxe entre une modernité, une libéralisation des comportements et l’immuabilité de l’esprit japonais. La tradition de l’ukiyo-e le traverse dans la représentation des pins, de ponts et l’élégance des femmes. De même l’omniprésence du bleu dans les aquarelles

. Et puis les quelques touches de rouge font ressortir les éléments symboliques : le pauvre sifflet à roulette du chef de gare contre le sabre du chef de police. Ce rouge dynamise aussi l’image en lui donnant du relief et du mouvement : par petites touches comme la cravate virevoltante de « l’honorable étranger » ou le chapeau du petit Taro-San.

À 100 ans d’écart, la bande dessinée a su garder l’esprit malicieux du roman et nous donne à voir les méandres de l’esprit nippon.

Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON

(1) De son vrai nom Roger Emmanuel Alfred Poidatz, polytechnicien, commandant de la section de photographie aérienne envoyé au Japon pendant 2 ans, après la guerre, pour former les Japonais à la photographie aérienne. C’est en rentrant qu’il écrit son roman.

L’honorable partie de campagne, scénario de David Morvan, dessin de Roberto Melis, d’après le roman de Thomas Raucat, 23 X 31 cm, 128 pages, 22 €, éd. Sarbacane. En librairie le 7 février 2024.

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