Premier film documentaire de Davy Chou, jeune réalisateur franco-cambodgien, Le Sommeil d’Or est le récit d’un cinéma perdu. Alors que le cinéma cambodgien est au faîte de sa gloire dans les années 60, sa production est brutalement interrompue en 1975, avec l’arrivée des Khmers Rouges au pouvoir. La quasi totalité des films est alors détruite et la plupart des acteurs et réalisateurs, déclarés “ennemis du peuple”, sont exécutés ou contraints à l’exil. Il ne reste aujourd’hui du cinéma cambodgien qu’une poignée de films en très mauvais état et quelques survivants. Dès lors, comment faire l’histoire d’un cinéma qui a perdu ses images ? Plutôt que de montrer les images forcément funèbres d’un passé disparu, Davy Chou (par ailleurs le petit-fils de Van Chann, un des principaux producteurs de l’époque, qu’il n’a jamais connu) fait le choix de rester ancré dans le présent et part à la recherche des traces d’une possible survivance. Il ne s’agit pas donner à voir les vestiges historiques de ce cinéma perdu mais d’en réactiver la mémoire. La force du film tient à cette conjugaison au présent d’une mémoire qui s’incarne, entre autres, dans la parole des survivants et dont le réalisateur filme la reconstruction en direct. Autant de récits et de souvenirs d’images qui finissent par constituer un levier puissant à l’imaginaire du spectateur et faire se lever les fantômes d’un cinéma toujours vivant.
Le Sommeil d’Or est un très beau documentaire dans lequel Davy Chou rend hommage au cinéma cambodgien avec les moyens mêmes du cinéma. La simplicité et la beauté du film émanent dès le plan inaugural, un long travelling déroulant à l’envers les lumières de véhicules croisés sur fond de route nocturne, comme une invitation à un voyage à rebours, vers une contrée que seul le cinéma serait à même d’explorer et de rendre compte. Car le cinéma cambodgien, suite à sa destruction quasi intégrale par les Khmers Rouges, n’est plus que mémoire d’images et de sons. C’est donc son envers mémoriel que Davy Chou prend le parti de filmer, en cinéaste plutôt qu’en historien. Ainsi, pour filmer la parole des survivants, le dispositif retenu demeure “classique” (les personnes rencontrées parlent face caméra comme dans nombre de documentaires), mais prend une ampleur cinématographique à travers le choix de plans séquences et de cadrages élargis, qui permettent à la parole de se déployer dans le temps et de saisir les personnages dans leurs espaces propres, tous dédiés plus ou moins explicitement au cinéma. Qu’il s’agisse du salon de l’actrice Dy Saveth, aux murs recouverts de photographies comme autant de reliques de cet âge d’or qu’elle a connu. Ou encore de la maison du cinéaste Ly You Sreang, construite après son retour au pays, avec son jardin-musée peuplé de statues de personnages et d’animaux tout droit sortis de ses films. Le même Ly You Sreang livre les souvenirs de sa carrière tragiquement brisée et de son exil depuis l’intérieur d’une verrière dont les parois construites en facettes rappellent les miroirs d’un praxinoscope. Les lieux que Davy Chou choisit de filmer sont encore hantés par la mémoire du cinéma cambodgien : dans tel cinéma reconverti en karaoké résonnent des chansons de films, reprises par de jeunes cambodgiens qui n’en ont jamais vu une seule image. Dans tel autre, aujourd’hui transformé en logements collectifs, les habitants ont les yeux rivés sur un écran (de télévision…), une vieille femme raconte dans la pénombre un des films de sa jeunesse, peut-être vu en ces lieux-mêmes, et la lumière qui émane d’une lucarne évoque celle de l’ancien projecteur. Tout ramène au cinéma. Si les Khmers Rouges en leur temps mirent brutalement fin à une production alors en pleine expansion, le film montre comment le cinéma cambodgien a résisté à son anéantissement programmé. En mettant en scène les signes de sa survivance, Davy Chou réveille les fantômes du passé pour les faire advenir dans le présent. Aux forces destructrices de l’Histoire, il oppose la puissance de la mémoire, mémoire vive qui vient s’incarner dans les personnages et les lieux filmés aujourd’hui, et dans l’imaginaire des spectateurs passés et présents. Le geste mémorial du film se double indéniablement d’un geste poétique : les scènes de films disparus se rejouent sous nos yeux, les images perdues hantent les chansons de la bande-son et semblent affleurer sur toutes les surfaces des murs et façades de Phnom Penh, filmés comme autant d’écrans possibles. Avec en apogée le très bel Épilogue de l’Hippocampe, dont la simplicité de mise en scène souligne la puissance d’évocation presque magique du dispositif cinématographique.
À l’instar d’autres films asiatiques contemporains, comme ceux d’Apichapong Weerasethakul pour ne citer que lui, Le Sommeil d’Or renoue avec la croyance dans la capacité du cinéma à faire surgir la part invisible du réel et les fantômes de l’Histoire, pour constituer une mémoire collective dont la puissance n’a d’égale que l’imaginaire qu’elle suscite.
Éditeur : Bodega Films
Pays : Cambodge/France