Kasane la voleuse de visage volume 1

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Première planche, trois cases seulement, elles posent les bases du récit. Le fond rouge et bourbeux sur lequel elles s’inscrivent évoque déjà l’horreur et le sang. De même, une mise en page particulière accentue le caractère introverti de l’œuvre. Celle-ci se traduit par un contraste fort entre les deux premières cases, claires et nostalgiques, et la dernière, sombre et terrifiante, qui s’étire à la verticale, dans un style presque expressionniste allemand. Ce dernier dessin survient brusquement, comme une cassure nette. Dès la première page de son manga, Daruma Matsuura nous plonge dans une ambiance tendue et torturée, à l’image de son personnage principal, Kasane.

D’emblée la mangaka instaure son style de découpage des planches et elle parvient à l’affirmer de plus en plus au fil du manga. A chaque case, c’est une nouvelle sensation que l’on ressent comme une véritable cassure.  Parfois un détail anodin vient s’immiscer l’air de rien. Avec l’apport synergique des cases précédentes et suivantes, il constitue un tournant féroce et violent propre à faire chavirer n’importe quel lecteur.

Le manga est fait de brisures, sans cesse les cases se découpent et se redécoupent, à la verticale, à l’horizontal, en diagonal, parfois même lorsque cela n’est pas nécessaire. Je pense par exemple à une représentation de Kasane : on la voit de la tête jusqu’à la taille, son corps est partagé sur deux cases coupées en diagonale, donnant au lecteur une expression puissante de la personnalité torturée de Kasane.

L’héroïne de Matsuura est tourmentée par son rapport aliéné avec les autres, du fait de sa laideur. L’hideux visage de Kasane n’est montré que par fragments : une bouche démesurée aux lèvres tremblantes, des cheveux noirs et raides qui font penser à ceux de Sadako dans The Ring, et de gros yeux étirés, souvent dilatés. Ces indices par touches, interpellent notre imaginaire et sont bien plus efficaces que la représentation directe de la laideur.

En parlant de la laideur, on fait toujours de la diversité. Umberto Eco disait « La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille ». Kasane la voleuse de visage est une fille aux mille formes.

Il nous paraît maintenant évident que ce manga tourne autour du thème de l’apparence. Où la protagoniste va s’échiner à une quête de la beauté physique. Grâce au rouge à lèvre que lui a légué sa mère, elle peut voler le visage d’autrui. Pour que le charme opère, il lui faut embrasser l’objet de son désir. Ainsi la convoitise de Kasane devient doublement érotique, elle désire et provoque le désir même.

A cause de sa laideur, l’héroïne ne peut pas se montrer, capturer de beau visage est un moyen pour elle de satisfaire son besoin d’exhibition. C’est en cela que Daruma Matsuura accompli un tour de génie en choisissant le théâtre comme cadre pour son récit. Rien de mieux que la scène pour parler à la fois de l’exhibition et de l’apparence.

De plus, Kasane est aussi une histoire classique de fantôme japonais. Celle-ci fut adaptée au théâtre kabuki, spectacle où les comédiens portent des masques. L’étymologie même du prénom Kasane : « superposition », renvoie à toutes ces faces qu’elle va superposer à la sienne. Elle ne perd pas son vrai visage pour autant, celui-ci revient inexorablement.

Le théâtre, c’est l’endroit où Kasane crie son existence. Son désir d’expression, malgré sa laideur, se déploie avec force. Sa volonté est si pure, son désir si humain, que lorsqu’elle joue, elle ne peut qu’être sincère. C’est pourquoi tout le monde est subjugué lorsque Kasane est sur scène.  Sur les planches, le visage masqué, c’est son masque intérieur qui tombe, dès lors on peut admirer la lumineuse et véritable Kasane.

Lors d’une représentation elle est troublée car elle ne parvient plus à jouer. Interpréter le personnage dramatique et imiter la personne dont elle a pris le visage sont devenus deux choses incompatibles. Elle parvient à se reprendre lorsqu’elle décide d’être elle-même. La recherche de beauté, sera aussi pour Kasane la quête de son identité et l’affirmation de son existence.

Gou Tanabe avait déjà réalisé un manga intitulé Kasane, qui parlait de l’apparence. Dans celui-ci la monstruosité intérieure venait gangréner la beauté extérieure. Chez Matsuura, c’est la laideur extérieure qui détruit la beauté intérieure.

Contrairement à Tanabe, Matsuura offre une échappatoire à son personnage : le rouge à lèvre. C’est comme s’il permettait d’enfermer la laideur à l’intérieur de soi-même, et plus on l’utilise, plus on devient mauvais. C’est un peu comme un Portrait de Dorian Gray, sauf qu’à la place d’avoir un tableau comme récepteur de monstruosité, on a sa propre âme.

Kasane la voleuse de visage volume 1, de Daruma Matsuura (2013), drame/fantastique/épouvante/seinen, Japon, Kodansha. Edition française par Ki-oon: janvier 2016, 194 pages, livre broché 7,65 euros.

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