Les 4 nouvelles de ce recueil ont pour décor commun le Tokyo en ruines de l’immédiat après-guerre, 1946 1947, dates auxquelles elles ont été écrites aussi. Les hommes de ces 4 nouvelles ont perdu toute illusion et plus rien ne les rattache au monde. Narrateurs de leur propre histoire, ils ne sont pas dupes de leur intellectualisme qui les pousse à utiliser le langage et les références des occupants américains. La guerre leur a tout pris : leur position sociale autant que familiale. Il ne leur reste que le trafic du marché noir pour briller. Parfois c’est même simplement une projection ! Face à eux, les femmes s’activent pour s’en sortir. Certaines se prostituent, notamment une ancienne infirmière ; une autre est cireuse de chaussures et en profite pour trafiquer. Seule une jeune fille de bonne famille réussit à échapper à la corruption. Mais toutes ces figures féminines sont, pour les hommes ramenés à de simples corps proches de l’animalité, sources de désir… Parfois sacré. Et c’est cet aspect charnel qui va les ramener à la vie, et entraîner la naissance d’une société nouvelle.
Jun Ishikawa renverse le regard sur la religion au Japon en introduisant, dans ces nouvelles, le christianisme. Dès le début de l’occupation américaine, en effet, le général Mac Arthur voulait en faire la nouvelle religion du Japon. Pour l’auteur, il s’agit, avant tout, de parodier ce regard qu’a l’Occident sur le Japon vaincu militairement, sociétalement et religieusement. Il utilise des références bibliques dans la bouche de ses narrateurs en les dévalorisant. La curie romaine est ainsi composée de « vils comploteurs, » et Adam a « boulotté » un trognon de pomme ! Les titres des nouvelles donnent le ton et assument ce décalage. Grâce à ce stratagème Ishikawa semble découvrir une nouvelle dimension de l’écriture où l’homme peut retrouver sa possibilité d’agir. C’est, en tout cas, l’analyse qu’en fait Vincent Portier, le traducteur émérite de ces nouvelles, à travers une postface didactique et éclairante sur la situation réelle du Japon de ces années post-nucléaires et donc, du projet d’écriture de l’auteur.
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
Eve sous la neige Tokyo, 1947, Jun Ishikaw, traduit par Vincent Portier, Les Belles Lettres, collection Japon « fictions », 220 pages, 29€, en librairie le 9 septembre 2018.