Les éditions suisses Zoé ont l’excellente idée de rééditer le roman du Sri-Lankais Romesh Gunesekera Récifs, paru en 1994 en Grande Bretagne et édité en France en 1995, dans une 1ère traduction de Marie-Odile Fortier-Masek, aujourd’hui épuisée.
À la faveur d’un plein d’essence servi par un jeune immigré sri lankais à Londres, le narrateur personnage Triton se remémore son propre parcours. Il commence en 1962, « l’année du coup d’État manqué », sur l’île de Ceylan, près de Colombo. L’enfant de 11 ans est emmené par son oncle chez un biologiste marin qui étudie les récifs coraliens. Il y apprend à être un domestique parfait et comme il est très consciencieux et astucieux, il sait tirer un sain parti de tous ceux qui l’entourent. Ainsi, en quelques années, il tient parfaitement la belle demeure et le jardin de Mister Salgado, il cuisine en outre divinement bien.
Le récit de Triton s’égraine au fil des tâches domestiques, d’une naïveté touchante mais jamais mièvre. Il raconte de façon épique ses démêlés culinaires avec, en point d’orgue, la fête de Noël que Mister Salgado a voulu célébrer comme à Londres, mais dans la touffeur ceylanaise ! On déguste page après page toutes les astuces pour tenir la dinde au froid d’abord, puis pour la cuire sans la sécher et enfin la mastication des convives de cet « oiseau exotique ».Un véritable régal !
Au dehors de la maison, l’instabilité politique gronde. Elle est un constant arrière plan et n’y entre que par les familiers de Mister Salgado. Le truculent et jovial ami de toujours : Dias ou la troublante Miss Nili dont le maître de maison tombe éperdument amoureux et qui illuminera un temps les lieux. Ou bien encore le joueur invétéré Tippy, de retour d’Amérique. Ce petit monde cosmopolite et ouvert à toutes les tendances politiques est aussi décrit avec la précision incisive du jeune garçon. Ses formules choc, très visuelles sont extrêmement savoureuses. La traduction de Marie-Odile Fortier-Masek en fait un festin de chaque ligne. Et l’on touche à la poésie pure quand il est question de la mer « notre fin à tous ».
Un délicieux roman d’apprentissage donc au style poétique de l’innocence enfantine et qui donne à voir et à déguster la fin d’un monde face à l’émergence d’un autre. Pour Romesh Gunesekera, « tout roman est politique » en ce qu’il « propose un point de vue alternatif, la narration étant la seule autorité ». Pari réussi avec Récifs ! En décentrant le regard, Il éclaire et montre le monde du point de vue du déraciné.
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
Récifs de Romesh Gunesekera, roman traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, 192 pages, 19,50€, éd. Zoé (www.editionszoe.ch). En librairie le 1er mars.