Après avoir ressorti en salles ces deux pépites du cinéma philippin de Lino Brocka que sont Manille et Insiang ,respectivement de 1975 et 1976, Carlotta les propose en DVD et Blu-ray.
Manille d’abord étonne par son noir et blanc. Son sujet ensuite est très social : le jeune provincial Julio est venu à Manille pour retrouver sa bien-aimée qui y était partie avant lui car on lui proposait du travail là-bas. Sans nouvelle d’elle, il laisse tout et se fait bientôt embaucher sur un chantier. Il y découvre l’exploitation et la misère la plus crasse.
Le film est magnifique dans ses audaces de mise en scène et de montage : passage du noir et blanc à la couleur, récurrence de flash-back et par la beauté et la pureté de ses deux acteurs ; le jeune Rafael Roco Jr. dont c’est le premier rôle ici et qui deviendra une star du cinéma philippin, et Hilda Koronel qui joue dans nombre de ses films (elle sera Insiang un an plus tard).
Fidèle à son engagement politique – les Philippines sont sous la botte de la dictature Marcos dans ces années 70 – Lino Brocka n’hésite à parler de sujets qui fâchent et, avec un style résolument réaliste, il nous introduit au coeur des bas-fonds manillais, là où tout un sous-prolétariat survit entre corruption et prostitution, s’abimant dans une misère absolue sans que le régime fasse quoi que ce soit…
La jeune Insiang habite avec sa mère : la tyrannique Tonya, dans un bidonville de Manille. Les deux femmes hébergent la famille du père, parti du domicile conjugal avec sa maîtresse. Insiang se démène corps et âme pour survivre dans ce quartier où chômage et alcoolisme font partie intégrante du quotidien. Elle ne cesse de presser son petit ami Bebot de l’épouser afin de quitter ce lieu de misère au plus vite. Un jour, Tonya chasse sa belle-famille de chez elle pour y faire emménager son nouvel amant, Dado, un bellâtre, caïd du quartier. Mais c’est sa jolie « belle-fille » qu’il veut…
Lino Brocka, cinéaste surdoué, est l’un des premiers ambassadeurs du cinéma asiatique. Avec ses 2 chefs d’œuvre : Manille en 1975 et Insiang en 1976, il exporte le cinéma philippin et ainsi le fait découvrir au monde entier via le festival de Cannes, notamment, qui sélectionnera souvent ses films. Mais il disparait prématurément en 1991. Ce cinéaste engagé présentait ainsi son film :« Insiang est avant tout une étude de personnage : celui d’une jeune femme ayant grandi dans un quartier de misère. J’ai besoin de ce personnage pour recréer la “violence” découlant de la surpopulation urbaine, pour montrer l’anéantissement d’un être humain, la perte de la dignité humaine provoquée par l’environnement physique et social, et pour souligner la nécessité qu’il y a à changer ces conditions de vie. […] Mes personnages réagissent toujours par l’affrontement. J’ai conçu Insiang comme une histoire immorale : deux femmes partagent le même homme, la fille se venge et la vérité finit par éclater : elle avait comploté de tuer l’amant de sa mère alors même qu’elle ne l’avait jamais aimé, rendant par là le crime complètement inutile. La censure a refusé cette fin. ». Notons que les Philippines étaient sous la dictature du commandant Marcos…
Le film frappe par sa mise en scène sèche, nerveuse, presque fiévreuse ; il a été tourné en 11 jours… Il s’ouvre sur une scène d’abattage de porcs quasi documentaire, prélude et même métaphore de la violence qui va suivre. La jeune et pure Insiang se métamorphose sous nos yeux en une manipulatrice éhontée que la vengeance ne peut même pas combler. La tragédie est ainsi à l’œuvre dans ce film à la noirceur de la violence et du désespoir. Chacun essaie de fuir la misère qui l’assaille mais aucun n’y parvient en réalité. Les bas-fonds broient toute individualité et toute velléité de s’en sortir. Il y a à la fois du Shakespeare et du Kurosawa dans cette sombre histoire de famille des quartiers malfamés de Manille. Le réalisme social rend palpables et audibles ces conditions de vie invivables, justement, avec les ordures, la chaleur, la surpopulation, l’alcool : une tension permanente d’une intensité rare.
Une œuvre réellement saisissante et une actrice flamboyante, au visage de madone : Hilda Koronel. A découvrir absolument pour mieux comprendre le réalisme social d’un Brillante Mendoza qui porte le même amour aux déshérités.
Et, cerise sur le gâteau, dans le coffret Blu-ray, on trouve le DVD du documentaire : Retour à Manille : le cinéma philippin. Hubert Niogret y décrypte l’histoire de ce cinéma qui fut l’un des plus évolués d’Asie et qui bénéficia dès les années 70 de la reconnaissance internationale avec Lino Brocka ou, plus récemment avec Brillante Mendoza…
Camille DOUZELET