L’autre Histoire. Souvenirs de Shanghai
I wish I knew. Histoires de Shanghai est un titre bien éloquent dans la continuité des réalisations de Jia Zhang-ke. Des visages familiers, des paysages d’un passé toujours en vie, des histoires fantastiques étouffées par la vérité impitoyable… Comme Jia Zhang-ke le dit lui-même, le jugement est essentiel dans un film documentaire. La subjectivité dans I wish I knew ne vient pas de la malléabilité de la réalité montrée mais des couleurs et des ombres qui la dessinent en transformant les personnes en personnages à travers le regard humain, et pas seulement, de l’appareil cinématographique. Sur les chantiers des témoignages, Jia Zhang-ke construit l’histoire vécue de la ville de Shanghai.
« J’aurais aimé savoir » ce qui s’est passé dans les ruelles d’une ville mythique qui a nourri l’économie, la politique et la culture de la Chine entière. Les personnes qui ont souffert des turbulences révolutionnaires culturelles et économiques nous promènent au long de 80 ans, marqués inévitablement par leurs propres sentiments. Jia Zhang-ke donne la liberté d’expression de ces expériences qui ont été étouffées au moment de leur déroulement. Entre-temps, Zhao Tao, son actrice fétiche, se promène avec sa solitude dans une ville vide, une ville fantôme : la Shanghai actuelle. Son personnage est l’identification du souvenir, du chemin entre les ruines d’un passé tout à fait tangible, et des images du présent très floues et surréelles. Les connaissances du « savoir » se mélangent effectivement entre les paroles et les sous-entendus.
Lors de ses errances, Zhao Tao évoque dans nos souvenirs une autre femme imaginée par l’auteur : l’épouse abandonnée de Still Life. Inévitablement on associe la première, anonyme et silencieuse, à cette dernière, victime d’autres événements dans d’autres endroits du pays. Dans Still Life elle est à la recherche de son mari sur fond de disparition d’une ville sous les flots de la retenue d’eau du fameux barrage des Trois Gorges.
L’œuvre de Jia est en fait incisée par le fil documentaliste sur la Chine, que ce soit dans ses films de fiction ou documentaires, les deux genres discrètement diversifiés entre les mains de l’auteur. Que cette fois-ci il ait choisi Shanghai comme point de départ n’empêche pas le film de devenir une nouvelle étape du déploiement de la Chine entière, avec Hong Kong et Taiwan.
On reconnaît aussi d’autres personnages, cette fois-ci de la vie publique, culturelle et politique chinoise. Leur introduction dans le film reconstitue la liaison entre les faits réels et ce qui se passe à l’écran. Les faits connus dans l’espace public mais non dits dans le film nous situent dans une conscience de la réalité existante, tacite mais perceptible. C’est une des armes les plus signifiantes utilisées par Jia. Pourtant ce film est bien bavard au regard de ses réalisations antérieures, même celles basées aussi sur des entretiens comme « 24 City ». Les personnes interrogées nous accablent d’informations que le spectateur tend à insérer ici et là dans le puzzle grandiose de destins humains. Pour ne nommer que certains d’entre eux : Hou Hsiao Hsien et Wang Toon, réalisateurs fondamentaux du cinéma taïwanais, Shangguan Yunzhu et Wei Wei, actrices chinoises, Yong Xingfo, pionnier du mouvement chinois des Droits de l’Homme, Rebecca Pan, visage très familier des films de Wong Kar-Wai, Han Han, écrivain qui remet en cause à travers son écriture la censure de l’expression et qui est parmi les 100 personnes les plus influentes au monde dans le classement du magazine Time en 2010.
A travers ces portraits l’histoire de Shanghai se répand au delà des frontières de l’espace et du temps et Jia Zhang-ke nous fait prendre conscience des traces laissées. Son œuvre est aussi une manifestation de l’absence ressentie du droit à la parole de tous les acteurs des événements du XXe siècle en Chine : ceux qui ont subi, ceux qui ont provoqué, ceux qui étaient présents et ceux qui en ont vécu les conséquences.
Jia Zhang-ke reste poétique et admiratif dans cette nouvelle représentation sévère et mélancolique à la limite entre la beauté et la laideur de tout ce qui symbolise la Chine contemporaine. Le seul défaut du film est qu’on se sent perdu dans ce tourbillon d’esquisses de mots, et au terme des deux heures, les liens entre ce qu’on sait et ce qu’on voit et entend se font très confus. Mais on reconnaît là une des spécificités de l’auteur : nous forcer à avoir un avis quand tout n’est pas blanc ou noir mais simplement de toutes les couleurs, couleurs qui traduisent la passion de Jia Zhang-ke à montrer le monde.
Alexandra Bobolina
Paris, le 28 janvier 2011.
Images : Advitam Distribution
Remerciements : à Audrey Tazière et le bureau de Matilde Incerti
Pays : Chine