Avec son nouveau roman, Boléro, Ahmet Altan orchestre un rapport amoureux des plus ambigus. Au travers d’une rencontre passionnelle et surtout psychologique, il interroge le désir, le pouvoir et la perte de soi dans la Turquie contemporaine. Le texte met en scène Aslı, une femme d’une quarantaine d’années, indépendante et épanouie. Elle est physiothérapeute à Ankara.
Chaque week-end, Aslı est conduite dans la luxueuse propriété de Mehmet. C’est un ancien procureur condamné pour corruption et violences. Si, effectivement, elle est convoquée pour le soigner, très vite une liaison purement sexuelle la fait chavirer. Tout au long du texte, elle cherche à comprendre comment le corps peut phagocyter l’esprit jusqu’à le nier. Son quotidien bascule en effet au contact de cet homme qui concentre un pouvoir obscur porté par une violence contenue. Ce qui très vite la fascine. Mehmet exerce sur elle une emprise, plus physique qu’affective. Ce qui fracture inexorablement l’image qu’elle a d’elle-même et remet en cause l’autonomie qu’elle revendique.
Plus encore, l’arrivée de Romaïssa, l’épouse de Mehmet, transforme ce duo en triangle instable où les rapports entre personnages deviennent de plus en plus flottants. Loin du simple schéma mari/femme/maîtresse, le roman explore la complicité troublante qui se noue entre Aslı et Romaïssa, faite d’observation, d’identification, de rivalité silencieuse et peut-être même de désir refoulé.
La force du livre tient autant à cette dynamique à trois qu’au travail sur la conscience d’Aslı. En effet, l’auteur explore avec subtilité et profondeur les justifications, les dénis et les glissements successifs de l’amante. La voix intérieure d’Aslı permet d’aborder des questions plus larges : comment un individu se laisse-t-il happer par une relation qu’il juge toxique, et que révèle ce mouvement sur les rapports de domination, notamment dans une société marquée par la corruption et l’autoritarisme ?
Enfin, le titre renvoie au Boléro de Ravel bien sûr : comme la musique, le roman repose sur une montée progressive, une répétition de motifs (corps, silence, regards, propriété isolée) qui créent une tension croissante jusqu’au point de rupture. L’écriture d’Altan est sans concessions et précise. L’écrivain alterne les descriptions cliniques liées au métier d’Aslı et les passages plus sensuels quand le corps s’impose et écarte la raison.
Ainsi, le roman aborde le désir, mais aussi le pouvoir et la manipulation. Sans être démonstratif, le livre propose un regard aigu sur la manière dont une femme moderne peut se retrouver entraînée au bord d’un gouffre intérieur à la suite de rencontres.
Camille DOUZELET et Pierrick SAUZON
Boléro d’Ahmet Altan, 224 pages, 22 €, éd. Actes Sud.

