De la lumière & de l’ombre : dans la Chine de Jiang Wen

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DE LA LUMIERE & DE L’OMBRE : DANS LA CHINE DE JIANG WEN

“Guizi lai le” est un film de l’ombre, tourné en noir et blanc, alors que “In the heat of the sun” avec déjà Gu Changwei comme directeur de la photographie, est un film éclatant de lumière, tourné en couleurs, dans lequel il est dit que “le soleil révèle les désirs”. Pour vous, le cinéma est-il avant tout une question de visions ?
Oui, le soleil, la chaleur, la couleur, c’est ce que les gens ont retenus des années 70. Ce fut une période ensoleillée. J’étais alors adolescent, le climat était idéal, il n’y avait pas l’immense pollution qu’il y a aujourd’hui à Beijing (Pékin). Il n’y avait pas d’usine et les gens passaient leur temps à rêver. La musique et les arts révélaient le côté très solaire de la vie. Bien sûr, tout cela ne correspondait pas à la vie réelle mais était au-delà du quotidien. C’était une vie rêvée.
C’est avec le tempérament des acteurs principaux du film que ce climat a pu être rendu. “In the heat of the sun” n’est pas un film de style mais vient de l’émotionnel.
Avant de réaliser un film, je dois le “voir” dans ma tête. Je ne veux faire que des films que j’ai “vus” avant. Comme j’aime à le dire, je ne suis pas un cinéaste de profession. Je ne veux pas être un réalisateur patenté dont tout le monde dit : “c’est un grand metteur en scène mais il n’a rien à dire”.
Je suis quelqu’un qui sent les choses, les renifle, les “voit”, puis les réalise. Un cinéaste doit répondre à ça. Il est difficile de travailler ainsi mais c’est beaucoup plus passionnant. J’ai fait mon premier film en 1993, et le second six ans après. Pour moi, c’était le temps nécessaire pour ressentir les choses et les “voir” arriver. Je ne suis en rien obligé de filmer.
Lorsque “Guizi lai le” est “arrivé” dans ma tête, il était en noir et blanc, un noir et blanc plus lumineux que toutes les couleurs. J’ai besoin de lumière et il y a en beaucoup dans mes films. Dans mon second film, tout était en noir et blanc, y compris les hommes, parce que j’étais influencé par les vieux films de l’époque mais aussi par la qualité de leur noir et blanc. Quand j’étais petit, – de l’âge de ma petite fille, Yi Lang, aujourd’hui-, je vivais à la campagne sans électricité, je voyais les visages d’en dessous. Ils étaient déformés, très étranges et baignaient dans une lumière sombre.

In the heat of the sun” vient d’une histoire écrite par Wang Shuo. A-t-elle une relation avec la vôtre, – par exemple, votre père était militaire et le petit garçon dans le film, voit son père partir à la guerre- ?
Oui, il y a des relations entre nos “histoires”. Nous avons beaucoup d’amis en commun, la même histoire de famille, avec Wang Shuo. “Mon père est soldat et ma mère professeur” entend-t-on dans le film. C’était mon cas.
Wang Shuo a cinq ans de plus que moi et le ton de mon film est différent de celui de son roman. Mon film est plus dur, plus ironique, plus chaleureux. Son roman contient une ironie froide, voire glaciale. Et surtout mon regard sur la femme est totalement différent. Dans son roman, Mi Lan devient une femme de plus en plus vulgaire et détestable, ce que je ne supporte pas. La femme vient des nuages et avec la pluie peut devenir boue, mais pour moi, la femme doit garder une position céleste, au niveau des nuages ou de la pluie, mais jamais de la boue. Donc, j’ai utilisé une partie du roman mêlé à mes propres sentiments. Je l’ai lu une fois, il m’a inspiré et a déclenché en moi des réminiscences. Dans le film, les chants et la musique de la Révolution Culturelle sont très importants, pour la mémoire. Ils sont une source d’inspiration, je peux ainsi écouter la même sorte de musique pendant six mois, un an. Beaucoup de parfums de cette époque se sont rappelés à moi. Le roman de Wang Shuo m’a permis de donner un contenant à mon contenu.

Vous parliez de votre conception personnelle de Mi Lan, caractère féminin essentielle de “In the heat of the sun”. N’est-elle pas assez proche par certains aspects d’une femme occidentale ?
Je n’y ai jamais réfléchi mais cela doit venir de mon éducation sous la Révolution Culturelle où nous étions contre la condition traditionnelle de la femme. Au cours de ce siècle, la Chine a reçu de nombreuses influences de l’Occident. Les jeunes de vingt ans avaient le désir de bousculer la tradition mais il n’y avait pas de modèle pour la remplacer. Je n’ai pas une vision très claire de qui est occidental ou pas, mais sous plusieurs angles, on peut placer la Chine entre l’Est et l’Ouest. Quand je voyage au Japon, à Singapour ou à Taiwan, je réalise que la Chine n’est pas si orientale que cela.

Par moments, “In the heat of the sun” fait penser au “Zéro de Conduite” de Jean Vigo…
Je ne connais pas Vigo. Je viens de la Révolution Culturelle, j’étais adolescent et j’ai connu un moment de grande rupture, donc de grande liberté.

La Révolution Culturelle est-elle la période la plus libre que vous ayez vécue ?
J’avais dix ans à l’époque de la fin de la Révolution Culturelle. Il y a eu alors un moment de critiques des professeurs. L’idée que le professeur doit être mis sur un piédestal, venait de Confucius. Tout à coup, on les a descendus et c’était jouissif. On adorait aller à l’école surtout à cause des joutes oratoires avec nos professeurs et du plaisir que l’on avait de les tourner en ridicule. Ce qui est illustré dans le film par l’histoire du chapeau du professeur qui s’envole.
L’idée de liberté venait du fait que nous étions jeunes et que c’était une période de révolution. La Révolution a été la puberté de la nouvelle Chine et en même temps, la mienne. La Chine de cette époque était très pure, avec cette naïveté qui fait la force de l’idéalisme. En même temps, il régnait une certaine force destructrice.
En ce qui me concerne je n’ai jamais perdu l’énergie qui vient de là, ne serait-ce qu’en réalisant des films. Wang Shuo a transformé la sienne en écriture.

La dernière séquence de In the heat of the sun est en noir et blanc. Vous y apparaissez sous les traits d’un homme riche, désabusé, tournant dans une voiture de grand luxe, autour d’un rond-point. Un personnage de votre enfance passe alors par là, comme un fantôme…
J’ai voulu montrer que ces enfants ont grandi et sont devenus des gens sans intérêt, que le personnage de “débile” de leur jeunesse, injurie avec raison. Ils se sont noyés dans le capitalisme. Il y a beaucoup de “nouveaux Chinois” ainsi à Pékin aujourd’hui, sortes de nouveaux riches. Je ne me sens pas comme eux mais j’ai aimé les parodier ainsi.

On peut lire au générique de votre film In the heat of the sun, le nom de Volker Schlöndorff et des Studios de Babelsberg. Pourquoi ?
S’il n’y avait pas eu Schlöndorff, le film n’aurait jamais pu être terminé. Il a pris en charge la post-production avec en échange, les droits de distribution pour l’Allemagne mais le producteur de Hong Kong n’a jamais donné l’autorisation de sortie en Europe de l’Ouest.

Quant à Guizi Lai le vous l’avez tourné près de la Grande Muraille, dans une région reculée du Nord-Est de la Chine où vous avez passé votre enfance. Cela a-t-il influé sur le côté surréel de votre film ?
Certainement, le surréel vient du quotidien. La culture chinoise est très différente selon les régions, à tel point que quelquefois, on se croirait à l’étranger. Quant à mon vécu, ce sont mes émotions d’enfant qui m’importent le plus, ou du moins ce qu’il en reste : des traces plus ou moins marquantes, des tranches de vie, des gros plans. Par exemple, il n’y avait pas d’électricité dans les villages et les gens s’éclairaient avec de petites lampes à huile. C’était une sensation très étrange pour un enfant, à la limite du fantasmagorique. Je me trouvais dans un univers de gens vêtus de noir se détachant à peine de murs tout aussi noirs. Je vivais dans un monde d’ombres, et j’avais l’impression, alors que j’avais 5-6 ans, que les têtes flottaient dans le vide. C’est ce sentiment-là que je voulais retransmettre, d’où les images en noir et blanc.

Comment s’est passée votre collaboration avec Gu Changwei (directeur de la photographie à la fois de Chen Kaige, Zhang Yimou et Robert Altman) ?
You Fengwei (auteur du roman Guizi Lai le) m’a inspiré au départ et Gu Changwei m’a “épaulé dans mes visions”. En écrivant le scénario, j’écoutais de la musique et le film existait déjà dans ma tête, les images venaient à moi spontanément. Ce sont ces visions-là, ces images-là que je cherche avant tout à reproduire tout en préservant cette liberté naturelle. Je suis attaché aussi à la liberté de narration qui se déploie selon une structure “étrange”, venant également de ma mémoire, des gens que j’ai connus. C’est une manière alambiquée de raconter, avec des accélérations, des arrêts soudains, des retours en arrière. Lorsqu’on parle le dialecte de cette région du Tangshan, on se retrouve vite dans cette manière de penser. L’intérêt pour moi reste, tout en faisant du cinéma, d’apprendre le cinéma.
Dans mon premier film, In the heat of the sun (présenté en soirée de clôture du festival Cultures & Cinémas d’Asie), il y avait une voix-off qui “contredisait” ce que l’on voyait à l’image. En fait, je me considère comme un cinéaste non-professionnel car j’aime bien repartir à zéro. Ma façon de chercher à restituer la chair vive à tout prix est bien plus importante pour moi que le respect des “lois artistiques”. Les paysans que je fais vivre dans mon film cohabitent bien avec ma manière de filmer. Au contraire des gens des villes, ils ne portent pas de masques, et n’ont pas reçu d’enseignement du respect absolu des règles. Ils sont plus proches de la nature.

Et du sujet essentiel de votre film, la guerre…
Pendant la guerre, les échanges de coups de feu ne durent pas longtemps. Par contre, une certaine atmosphère s’installe et la psychologie des gens subit des changements à long terme. La peur créée par la guerre, par exemple, fait que les gens font tout pour y échapper mais cela débouche souvent sur la mort. Pour finalement retrouver la paix…
C’est le cas du personnage principal de mon film, Ma dasan. Dans ces situations, plus on réfléchit, plus on se trompe et souvent on ne sait pas où on a commis l’erreur. C’est le cas de Ma Dasan, soit qu’il soit trop bête, soit trop intelligent. Je voulais faire ce film pour montrer que le plus souvent, une réponse amène d’autres questions, celles de savoir comment mener son existence, quelle attitude avoir face à la vie, la mort, la confusion.

La guerre sino-japonaise est-elle un bon prétexte à poser ces questions ?
C’est le thème dans lequel je me sentais le plus à l’aise. C’est un sujet sensible mais culturel qui permettait plus de liberté que la Révolution maoïste, par exemple, thème de mon premier film.

Que s’est-il passé à propos de la censure à Cannes ?
Je n’en sais pas grand chose, excepté que l’administration du Festival a reçu une lettre de Chine, demandant de ne pas projeter le film. Mais ce n’est pas un film clandestin. Le Bureau du Film m’a donné l’autorisation de tourner sur le territoire chinois, et par la suite ne s’est jamais adressé à moi pour une quelconque censure. Mon film est une production indépendante. Il est financé par un artiste, un ancien chanteur d’opéra qui à la vue de mon premier film, m’avait demandé s’il pouvait produire mon prochain long métrage. Quand tout a été prêt, j’ai repris contact avec lui. Il a immédiatement donné une réponse favorable, sans même lire le scénario.

Quelle est votre situation en Chine aujourd’hui ?
Quand “In the heat of the sun” est sorti en Chine, il a connu quelques problèmes mineurs : j’ai dû couper dix minutes, des coupes politiques et sexuelles même si la situation était plus libre qu’aujourd’hui. Concernant “Guizi Lai le”, j’ai récupéré les images mais pas le son, on ne peut donc pas tirer de nouvelles copies.
Pour mon prochain film, j’ai trouvé un producteur, mais le scénario raconte une histoire chinoise qui doit être tournée en Chine et pour l’instant ce n’est pas envisageable. Il me faudra donc du temps pour que la situation évolue.
Je refuse de sombrer dans le désespoir, parce que ceux qui me combattent, espèrent cela… ou que je quitte la Chine, ce que je ne ferai pas. Le plus important pour moi actuellement, est que mes films soient distribués…

Propos recueillis par Michèle Levieux, journaliste-critique de cinéma (mai 2000 Cannes et Paris octobre 2000)
Remerciements à Sandrine Chenivesse pour sa traduction.

Pays : Chine

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